Culture
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Little Chili à Ivry

Ivry:Exilé en France depuis 40 ans, Oscar Castro, auteur de théâtre chilien, a fait naître un petit bout d'Amérique latine à Ivry en y créant le théâtre d'Aleph. Nous avons voulu en savoir plus sur lui.

Rencontrer Oscar Castro, c’est rencontrer l’Amérique latine toute entière. C’est grand l’Amérique latine, bien évidemment, mais il y a sur cette terre quelque chose qu’il est impossible de trouver ailleurs. Quelque chose dans le rapport au corps, le rapport à l’autre qui n’a rien à voir avec chez nous. Oscar l’incarne entièrement. Il fait partie de cette génération qui a connu Allende aux débuts des années 70 et la mise en place de l’Etat socialiste. Puis qui a subi la répression de la dictature de Pinochet et les camps de prisonniers. Il appartient à la génération de Latino-Américains qui a dû s’exiler pour vivre.

De Santiago à Vincennes 

Après trois années passées dans les camps de Pinochet, la France offre l’asile politique à Oscar en 1976. Il arrive à Paris et ne connaît personne. Pourtant, un comité d’accueil l’attend à l’aéroport. Durant son enfermement, 90 artistes dont Aragon, Claude Lelouch, Michel Piccoli, Pierre Richard ou encore Ariane Mnouchkine, signent une pétition demandant la libération immédiate de « ce grand artiste » qu’ils ne connaissent même pas. Quand il débarque, c’est donc naturellement qu’Ariane Mnouchkine l’invite à diner et lui propose un logement à Montparnasse, ainsi qu’un espace de création à la Cartoucherie de Vincennes (94). Pour Oscar, c’est la découverte de Paris et de sa banlieue.

Au milieu des années 70, la Cartoucherie de Vincennes est entourée de hangars à moitié en ruines. Oscar y écrit la pièce qui va le faire découvrir auprès de ceux qui l’ont soutenu durant sa détention : « L’exilé Mateluna ». C’est l’histoire d’un Latino-Américain qui s’exile à Paris, celle de l’écrivain et de ses comédiens. Tous les accents de l’Amérique du sud s’y mélangent.

Véritable succès, la pièce trouve une résonnance particulière auprès des Latino-américains en exil bien entendu, mais également auprès du public français. Oscar se souvient que toute l’Amérique latine se donnait rendez-vous à la Cartoucherie.

Durant ses premières années en France, le théâtre d’Aleph grandit à Vincennes puis sur Paris. Dans la capitale, le théâtre passe de squat en squat, dans des bâtisses prêtes à être démolies. Un temps, il trouve refuge au sein de l’Eglise Saint-Eustache ; mais le Kabaret de la dernière chance, pièce coécrite avec Pierre Barouh, est jugé trop olé-olé par les curés comme il dit, et le théâtre est expulsé.

Peu importe, Aleph avance inlassablement et Oscar continue son théâtre. En 1992, il crée le Festival du théâtre des gens et des métiers au Bataclan. « L’idée c’était d’inventer des pièces autour des métiers et des histoires des gens, comme toi et moi. Mon théâtre est un mélange entre des professionnels et des non-professionnels, c’est ce qui m’intéresse. Il y a des gens qui ne pouvaient même pas imaginer monter sur scène. En travaillant ensemble, ils y sont parvenus tout en gardant leur fragilité. Et ça, le spectateur le sent et il peut se mettre à sa place. » 

Cet âme caractérise Aleph, au-delà même du surréalisme. C’est probablement le théâtre le plus démocratique qui puisse exister : il fait tomber les barrières pour appartenir à tous.

De Paris à Ivry

Après Paris, Oscar se trouve une nouvelle terre d’accueil à Ivry-sur-Seine (94). « Ivry, ça ressemblait à chez moi. Je viens d’un quartier de Santiago, éloigné du centre, pauvre, ouvrier. Là-bas il n’y a rien. Ivry me rappelle d’une certaine manière mon chez moi. Dans les années 70, il y avait déjà des immeubles mais c’était une ville ouvrière. Ça ne ressemblait pas au centre. Tout de suite, je m’y suis senti bien. Et finalement, je me suis créé mon propre Chili ici », dit-il avec un grand sourire et des yeux pétillants. 

La mairie d’Ivry lui prête une ancienne école qui devient rapidement un lieu de rendez-vous pour les gens du milieu et les Latino-américains. « C’était un peu le ghetto latino ici, tout le monde venait à la guinguette » se rappelle-t-il. Les gens traversaient le périph’ pour venir jouer ou assister à une représentation. « C’était tellement éloigné de ce que pouvait être le centre, qu’il y avait de la curiosité », rigole Oscar.

Un théâtre fait main

En 1995, il  récupère une ancienne usine d’emballage de carton, rue Christophe Colomb. Un hasard ? Peut-être. Pour Oscar, ça fait partie de ces belles choses qu’offre la vie. L’usine devient théâtre après de gros travaux : « On a tout fait nous-mêmes. Tout a été fabriqué à la main comme on dit. C’est quelque chose de très latino-américain, les gens construisent leur histoire à la main. »

Et c’est ainsi que naît un nouveau lieu où les publics se mélangent, où les gens viennent pour une expérience. Il y a bien sûr la représentation du soir, mais pas seulement. A Aleph, on rencontre, on parle, on mange, on joue de la musique et on danse jusqu’au bout de la nuit si la mayonnaise prend. « C’est un lieu latino-américain, c’est comme ça que ça se passe chez nous ! », lance Oscar avec un grand geste de la main.

Mais c’est le Chili qui coule dans les veines d’Oscar Castro. On peut déraciner un homme, mais on ne peut pas lui arracher l’âme de sa terre. En 2012, il crée le Festival de mil veces metropolitano dans les bidonvilles de Santiago avec le soutien de la région Île-de-France. Et toujours avec cette même énergie qui anime Aleph : « Il faut amener le théâtre aux gens qui ont été abandonnés. Quand j’ai lu le texte de Churchill qui annonçait l’entrée en guerre de l’Angleterre dans la Seconde guerre mondiale, un paysan m‘a dit : « On ne m’a jamais parlé comme ça ». Mais je ne fais pas ça dans une logique de compétition avec le théâtre plus traditionnel. C’est autre chose, c’est tout.» 

Encore aujourd’hui, il continue ce travail à Ivry avec des femmes en insertion. Ça n’apporte pas vraiment un nouveau public mais qu’importe. « Ces gens ont du talent mais on ne leur a jamais donné l’opportunité de s’exprimer. Et c’est important car ces femmes retrouvent confiance en elles. »

Le théâtre Aleph est né il y a 40 ans au Chili et c’est à Ivry qu’il a trouvé ses racines. Alors quand je demande à Oscar quelle plante pourrait être cette ville, il se dirige vers l’ordinateur et me fait lire la lettre qu’il a écrite pour la date anniversaire du théâtre :

« Voici déjà 25 ans que notre théâtre s’est installé à Ivry sur Seine.

Le nom d’Ivry viendrait de l’ivraie, une graminée qui poussait sur les coteaux pierreux de la commune. Ivraie dérive du latin populaire ebriacus (ivre), en relation avec les propriétés enivrantes de cette plante qui devait être arrachée à la main pour ne pas gâter la récolte – « séparer le bon grain de l’ivraie ».

Il est bien connu que la “mauvaise herbe” ne meurt jamais. Mais ce n’est pas tout : elle attire les autres mauvaises herbes. Le théâtre Aleph fut coupé de ses racines par la dictature et lancé loin de sa terre natale. Il a traversé les cieux et les océans pour s’installer près de l’ivraie, où il a pu grandir et se multiplier : sur cette terre de résistants, commune ouvrière, verger d’oiseaux et d’individus, humanité simple et naïve, refuge des hommes persécutés ; dans cette Ivry, celle que nous aimons, celle des hommes comme nous, celle de la terre comme la nôtre…  

C’est d’ici que je pars vers ma terre pour aller voir les miens. Et de là-bas, je retourne à ma terre pour continuer à vivre parmi les miens.

Quarante années ont passé depuis ce jour qui a marqué les chemins de mon âme et une partie de cette histoire s’est écrite ici, avec vous, avec tous ceux qui ont dit : “présent” à tous les moments. Ceux qui n’ont jamais abandonné notre utopie et qui l’ont fait croître, transformant le théâtre Aleph originel en un théâtre latino-américain, le seul qui se soit installé sur cette terre de façon permanente, faisant ainsi partie de l’histoire du théâtre français. »