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Médias et banlieues : le rapport Borloo se serait-il saboté sans le savoir ?

Interview de Jean-Louis Borloo le 3 mai 2018 par la rédaction du Bondy Blog et de Mediapart / © Bondy Blog
Interview de Jean-Louis Borloo le 3 mai 2018 par la rédaction du Bondy Blog et de Mediapart / © Bondy Blog

A la tête du Medialab93, incubateur de médias basé à Pantin, Erwan Ruty et Farid Mebarki plaident pour que le dernier rapport Borloo sur les quartiers prioritaires s'empare pleinement des enjeux liés à l'image négative des banlieues véhiculée dans les médias.

Les signataires de cette tribune, Erwan Ruty et Farid Mebarki, sont respectivement directeur et président du Médialab93, centre ressources, incubateur, pépinière et espace événementiel dédié aux médias et jeunes créatifs urbains implantés en banlieue

Les équipes qui ont produit le rapport présenté par Jean-Louis Borloo le 26 avril dernier ne s’en sont pas rendu compte, mais elles ont saboté le travail des dix groupes de travail qui ont planché pendant trois mois. En particulier, celui du groupe de travail « Image des quartiers ».

En escamotant purement et simplement les douze préconisations qui émanent de ce groupe de travail, elles ne se rendent pas compte qu’une part incontournable de l’équation à résoudre autour de la question des banlieues est celle de l’imaginaire qui entoure ces banlieues. Un imaginaire depuis plus de trente ans soumis à l’opposition aussi simple que désastreuse : la France versus les banlieues. Dans cet imaginaire, les banlieues sont un ailleurs de la société française. Et tant qu’il en sera ainsi, aucune réforme ne résoudra durablement « le problème des banlieues ».

« Nous n’avons pas une heure à consacrer aux banlieues sur nos ondes »

Or, dans la constitution de cet imaginaire, la presse a un rôle déterminant. Elle constitue en particulier l’imaginaire de ceux auxquels elle s’adresse prioritairement, et qui dominent la société française : les décideurs et les populations âgées et intégrées au jeu politique, social, économique, culturel, traditionnel. Cette presse, et en particulier le service public, a inéluctablement évacué la question des banlieues de ses programmes : disparition de Saga-cités, de Périphéries, du Bondy blog café et on en passe… avec une implacable régularité, toutes les émissions dédiées à ces territoires ont été supprimées du PAF. Avec pour leitmotiv : « Le parler banlieue n’aura pas droit de cité à Radio France » ou « Nous n’avons pas une heure à consacrer aux banlieues sur nos ondes ». 

Conséquences terribles : dans le meilleur des cas, le public populaire, à force d’être sous ou mal représenté par les médias, se détourne d’eux. Ils perdent ainsi leurs lecteurs, auditeurs, téléspectateurs par centaines de milliers, laissant exsangue ce quatrième pouvoir pourtant indispensable à l’équilibre démocratique. Dans le pire des cas, ces exclus des médias s’informent par d’autres biais comme les réseaux sociaux, y compris les pires. Pour rappel, l’un des premiers sites d’information français est celui d’Egalité et réconciliation fondé par Alain Soral avec 8 millions de vues par mois et 40 millions de vues cumulées pour 84 vidéos. Dieudonné ? 20 millions de vues. Ce dernier pouvait même tranquillement fêter son millionième « ami Facebook » dès 2015. Il y a effectivement quelque honte pour la République et singulièrement les grands médias publics à ne plus regarder ce continent sur lequel les banlieues sont en train d’appréhender le monde.

L’impossibilité d’avoir un accès à la parole publique

Pense-t-on réellement que la démocratie peut durablement se perpétuer sans violences avec de telles fractures ? Immanquablement, dans ce contexte, nous aurons affaire à un Trump, un Grillo, un Orban, un Poutine, un Erdogan, un Netanyahou, un Farage (et on en passe), chez nous. Et cette hypothèse n’est pas la pire : croit-on que les émeutes de 2005 n’ont aucun lien avec l’impossibilité pour les habitants de ces quartiers d’avoir un accès à la parole publique au même titre que le reste de la population française ? Croit-on que la haine de la démocratie qui s’exprime dans les sphères religieuses les plus radicales n’ait rien à voir avec la possibilité d’exister médiatiquement, à l’heure où justement l’existence médiatique préfigure (trop) souvent à l’existence sociale ?

Depuis des années, des Bondy blog, des Presse & Cité, des Médialab93 et des dizaines d’autres médias de quartier s’échinent à créer des passerelles médiatiques pour donner la parole à ceux qui en sont privés, à nouer des partenariats avec la presse. Ils ont formé des journalistes, ont créé des espace d’expression et émis des propositions pour l’amélioration du traitement médiatique des banlieues. Elaboré des chartes (dès 2008 avec l’aide du CFPJ). Organisé des rencontres Médiasbanlieues (à la Villette dès 1998, mais aussi en 2009 et 2010). Ecrit des préconisations pour de multiples rapports (aux ministères de l’Intérieur, de la Ville, de la Culture…). Réalisé des études à caractère sociologique. Ils ont même participé à la création de lignes de financement (au ministère de la Culture) dès 2011, puis surtout à partir de 2013, à l’instar du fonds dédié à cette communication sociale de proximité (dont la plupart des médias implantés dans les banlieues sont d’ailleurs aujourd’hui de fait exclus). Enfin, en avril, les responsables de 15 médias impliqués dans les banlieues ont travaillé au Médialab93 sur les préconisations du groupe de travail « Image des quartiers » de la mission Borloo.

Le changement de perception des quartiers, clé de la réussite du « vivre ensemble »

Est-il vraiment juste d’escamoter cette expertise et de mépriser l’opinion en la matière des quelque 10 millions de Français issus des quartiers ou des minorités ? Croit-on raisonnablement que les dizaines de millions d’euros investis dans la politique de la ville sur ces territoires auront quelque efficacité tant que tel ou tel reportage à charge viendra régulièrement, en quelques minutes de télé, dévaster l’équilibre d’une fragile paix civile ou l’image de quartiers patiemment rénovés ? Cette incapacité à concevoir que la réussite du « vivre ensemble » passe avant tout par la perception que les autres territoires se font de cette portion de France est désastreuse.

Les médias y ont un rôle déterminant, autant que dorénavant les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Est-il encore temps d’écouter ceux qui travaillent sur ces questions pour palier ce véritable sabotage du rapport Borloo ? Ses équipes ont fait l’impasse sur la question, en sera-t-il de même du Président de la République et du Premier ministre ?

A lire : L’attractivité des banlieues passe par une ré-industrialisation