Société
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La Grand-Parisienne, le marabout et le miroir de poche

Grand-Parisienne depuis une dizaine d'années, Indiana Sendyk est aussi une grande voyageuse de par son métier d'observatrice électorale pour l'ONU & Co. Afghanistan, Côte d'Ivoire, Sierra Leone, Haïti, Nicaragua, elle va là où des élections se déroulent pour contrôler la bonne tenue du scrutin. Dans son livre "Hôtel Méguétan" paru début décembre, elle raconte avec humour son expérience au Mali, pays qu'elle parcoura en 2013 dans le cadre d'une mission d'observation pour le compte de l'Union européenne. En voici les bonnes feuilles.

Prologue

 

Mardi 11 septembre 2001. Deuxième jour de stage à l’ONU à New York. J’arrive dans la Grosse Pomme depuis le New Jersey par le train de banlieue. Le soleil illumine la ville et je vois les tours jumelles se dresser devant moi. De la gare Penn Station à la Première Avenue, je prends le métro puis je marche en levant la tête pour admirer tous ces gratte-ciel. Je passe par l’entrée employés et file à la cafétéria prendre un muffin à la carotte avant de gagner le trente-huitième étage. Un peu plus tard, je suis dans les toilettes, je prends des photographies de la vue quand j’entends mes collègues commenter un accident aérien qui se serait produit. Un avion se serait écrasé dans une tour ! À peine le temps de réaliser qu’un autre avion percute la tour Nord du World Trade Center. Depuis le trente-huitième étage, on aperçoit la fumée noire qui sort du trou béant provoqué par l’impact. Il est clair qu’il ne peut s’agir d’un accident mais bien d’un attentat. Il y a peut-être un autre avion (ou plus ?) qui se dirige vers un autre bâtiment (les Nations unies ?). Tout le monde est paralysé. Soudain, un message de sécurité est diffusé par haut-parleur invitant les employés à se diriger dans le calme vers le sous-sol du bâtiment. Jusque-là figés, les gens se mettent à courir vers les ascenseurs dans le plus grand désordre. Je me retrouve dans une cabine d’ascenseur bondée quand soudain j’aperçois un visage familier. Un de mes professeurs de la faculté de droit se trouve là, dans la même cabine, à New York. Pendant un court instant, le fait d’être en présence de quelqu’un que je connais me rassure. Je viens d’arriver à New York, je n’y ai ni famille, ni amis, ni repères, c’est une rencontre inespérée. Je prononce son nom, il ne réagit pas ; je l’appelle par son prénom, aucune réaction. Une fois arrivés au sous-sol, les portes de l’ascenseur s’ouvrent et il disparaît dans la foule. Je ne le reverrai plus !

C’est en septembre 2001, à New York, que j’ai compris que la peur ne devait pas m’empêcher de parcourir le monde et d’aller à la rencontre des gens, que la mort pouvait frapper n’importe où et qu’en attendant mon heure je devais embrasser mon destin. De New York à Bamako, en passant par Paris, il me faut vivre intensément comme si tout pouvait s’arrêter demain. Ce livre raconte le quotidien d’une Grand-Parisienne en mission au Mali.

11 septembre 2001 / DR

 

Episode 1 : La piscine

 

Hermès (l’un de mes coéquipiers) et moi ne profitons généralement pas de la piscine pendant la semaine, nous n’avons pas le temps. Le seul jour où nous pourrions éventuellement nous relaxer, le dimanche, elle est prise d’assaut par les militaires en permission. Un dimanche, j’avais vraiment trop envie de me baigner, je me dis : il n’est pas encore l’heure de l’invasion, les soldats vont arriver à quatorze heures, je dois pouvoir nager tranquillement une demi-heure. J’enfile mon maillot et plonge. Soudain, deux camions arrivent sur l’aire de stationnement de l’hôtel, s’arrêtent en pilant. En sortent, en bondissant, quarante soldats belges qui courent et encerclent la piscine. Je me trouve au milieu du bassin, et en une minute, me voici cernée comme dans une intervention du RAID. Les soldats se déshabillent en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire et se jettent à l’eau en faisant la bombe. La scène est irréaliste. Finie la tranquillité. Aujourd’hui, les Belges fêtent leur roi et c’est le prétexte à tous les excès. Ils entassent les canettes de bière en pyramide de part et d’autre de la piscine et essayent de les faire tomber avec une balle, une réinterprétation aquatique du chamboule-tout. À chaque fois qu’une équipe fait tomber la pyramide de l’autre, ce sont des hourras comme si l’équipe nationale belge venait de remporter la coupe du Monde de football. La fête a tellement dérapé que la semaine suivante, le reste du contingent belge a été privé de sortie. En comparaison, les soldats français qui bronzent gentiment en se tartinant d’huile de monoï ou jouent au water-rugby semblent sages comme des images.

Indiana SENDYK / DR

 

Episode #2 : Le chef de village et le miroir de poche

 

Chaque village a son chef et il en existe aussi dans les quartiers des villes plus importantes. Ce sont des autorités coutumières qui ont une influence et, de ce fait, doivent être rencontrées, saluées, respectées. Nous devons faire la connaissance du chef d’un village du Méguétan, de l’autre côté du fleuve Niger. Comme il n’y a pas de pont pour le traverser, il faut prendre une pirogue ou bien le bac qui fait trois allers-retours par jour et transporte motos et véhicules. Nous voici donc partis en expédition. Une fois sur place, nous présentons nos respects au chef. Celui-ci, tout naturellement, nous demande, comme il est de coutume, si nous lui avons apporté la cola. Il s’agit d’une tradition encore très répandue d’offrir quelques noix de cola à la personne à qui l’on veut témoigner du respect. Hélas, nous n’avons pas apporté de noix de cola car nous ignorions cette pratique, et l’Union européenne décourage vivement d’offrir de l’argent ou des cadeaux, ou tout ce qui peut s’apparenter à une forme de rémunération en nature. Nous sommes face à un dilemme entre les règles de procédure et les pratiques culturelles du pays hôte. Je suis gênée. Je sais qu’un paquet de cigarettes ferait tout aussi bien l’affaire en guise d’offrande, mais ni Bernardo (un autre de mes coéquipiers) ni moi ne fumons ! Je fouille mon sac à main car le chef de village exige son cadeau. Notre chauffeur, Youssouf, m’explique qu’il faut lui donner quelque chose, même une petite somme d’argent. Je trouve un miroir de sac ; je demande au chef de village de m’excuser mais le cadeau sera pour son épouse. Il s’en saisit, admire son sourire édenté et déclare que non, il sera pour lui ! Le miroir lui plaît beaucoup, nous pouvons lui poser nos questions.

Mali / © Dragos Dinu

 

Episode #3 : Les femmes candidates

 

Après de nombreuses difficultés pour obtenir un rendez-vous, nous rencontrons enfin une femme candidate et la déception est à la hauteur de la difficulté. À chaque question posée, c’est son mari qui répond à sa place. Je bous intérieurement ! Je finis par demander, le plus calmement possible : — Excusez-moi, Monsieur, êtes-vous le candidat ? — Non… ? — Ah… d’accord. Si votre femme est élue, c’est vous qui irez siéger à l’Assemblée ? — Non… ? — D’accord. Dans ce cas, serait-il possible d’entendre Madame s’exprimer ?

Sur trois circonscriptions que nous observons, il n’y a que cinq femmes sur soixante-cinq candidats et nous avons le plus grand mal à les rencontrer. Nous persévérons néanmoins pour percer ce mystère. Nous essayons de comprendre pourquoi les femmes sont si peu nombreuses en politique, ainsi qu’à des postes de responsabilité. Je pense que c’est un cumul de facteurs culturel, sociologique et économique qui s’entremêlent. Au Mali, la place de la femme est encore principalement à la maison, elle doit s’occuper du foyer et des enfants. De ce fait, elle a beaucoup moins d’opportunités qui pourraient l’amener à s’éloigner du foyer, et c’est aussi socialement encore mal vu. De plus, admettons qu’il se trouve des femmes suffisamment motivées et soutenues par leurs époux pour s’engager dans des carrières politiques, il leur faudrait une aisance financière à laquelle elles n’ont pas facilement accès. Pour la magistrature suprême, la loi exige le dépôt d’une caution de dix millions de francs CFA, soit environ quinze mille euros. Elle est de cinq millions de francs CFA pour les candidats aux élections législatives. Si cette garantie a pour but d’écarter les candidatures fantaisistes, il est possible qu’elle réduise aussi les candidatures féminines. Nous avons rencontré peu de femmes candidates, et le peu que nous avons rencontrées ne nous ont pas fait forte impression, à mon grand regret. Quand ce n’est pas le mari qui répond à la place de son épouse, nous avons droit à des lapins multiples.

Nous voulons tellement rencontrer les femmes candidates que nous ne ménageons pas nos efforts. Nous nous déplaçons à Bamako dans les locaux d’un ministère pour rencontrer une candidate après avoir lourdement insisté auprès d’elle. Elle avait demandé à ce que nous arrivions après dix-huit heures, heure de sortie des bureaux. Nous accédons à sa demande. Elle nous fait pénétrer dans son bureau par une porte dérobée et la verrouille aussitôt derrière nous, ce qui me met mal à l’aise dès le début. Puis elle explique que personne au ministère n’est au courant de sa candidature. Je m’en étonne : — Ah bon ? Et vous n’êtes pas reconnaissable sur votre affiche de campagne ? — Ah non, il n’y a pas ma photographie sur l’affiche, juste mon nom et il est très commun ; et puis c’est dans une autre circonscription, mes collègues du ministère ne l’apprendront pas. — Ah bon ! Mais si vous êtes élue ? Il faudra bien l’annoncer à vos collègues, non ? — Oui, mais bon… si je ne suis pas élue, c’est mieux que personne ne le sache. Je sors de cet entretien abattue.

Mali / DR

 

Episode #4 : Les écolos

 

Notre équipe a vu trente-quatre candidats aux législatives sur les soixante-cinq de la circonscription, ce qui est énorme. Nous avons passé au moins une heure d’entretien avec chacun. Toujours passionnant, même si certains n’en avaient rien à faire de nous rencontrer. Il s’agissait en particulier des députés sortants. D’autres, les moins favorisés dans la compétition, étaient ravis d’être entendus et nous ont accordé du temps. C’était par exemple des candidats de petits partis comme le parti écologiste du Mali. Il n’a présenté que deux listes dans tout le pays. L’une était en compétition dans notre zone d’observation. L’un des candidats est le maire d’une commune proche de Bamako. Il y a dans sa ville une forêt classée et la capitale y déverse ses déchets. Cela explique la présence d’élus écologistes au conseil municipal, un cas unique dans ce pays. Les candidats interrogés nous ont présenté leur affiche de campagne sur laquelle figuraient des cigognes, dont une regardait au loin et l’autre baissait la tête. Je leur ai demandé de m’expliquer le choix de ce symbole. La réponse vaut son pesant d’arachides. Les cigognes symbolisent l’arrivée de l’hivernage, la période de l’année pendant laquelle il faut semer. Leur venue est un repère du changement de saison pour les paysans. Celle qui regarde au loin est le mâle, et celle qui baisse la tête, la femelle ! Elle veille sur le foyer et lui guette le danger, ou quelque chose dans ce goût-là. Imaginez ma tête de féministe interloquée !

Bamako / © Haris  Josephides

 

Episode #5 : Le marabout, l’Ukraine et l’Iran

 

Dans un village, l’un des candidats interviewé est marabout de son état. Il se présente sous l’étiquette du parti d’extrême-gauche, finançant lui-même sa campagne. Vêtu d’un long boubou clair, il nous reçoit assis par terre, pieds nus, sur des nattes de jonc. Après l’entretien d’une heure comme avec tous les candidats que nous rencontrons, je demande à recevoir sa bénédiction. Je ferme les yeux, paumes tournées vers le ciel et reçois les paroles de bénédiction que je ne comprends pas. Bernardo en reste pantois ! Nous avions eu de longs échanges au sujet de notre athéisme lors de nos dîners aux chandelles. Il n’a pas compris que je puisse être athée et demander des bénédictions à un marabout.

La réaction effarouchée de Bernardo me rappelle celle de Joseph, en Ukraine. Mon coéquipier et moi partagions une maison. Nos logeurs, Olga et Ivan vivaient au rez-de-chaussée, et nous au premier étage. Lors de la fête orthodoxe de Pâques, j’avais accepté avec plaisir l’invitation d’Ivan à les accompagner à l’église pour la bénédiction des paniers. L’avenue principale de la ville était bloquée à la circulation pour que les familles puissent s’y aligner avec des paniers en osier. Dans ces corbeilles, des victuailles qui devaient recevoir la bénédiction avant le repas pascal. Un pope, vêtu de noir et pourvu d’une grande barbe, remontait l’avenue, aspergeant d’eau bénite les fidèles et leurs paniers. Mon collègue, lui, était resté enfermé à la maison. J’ai une sainte horreur des églises avait-il déclaré. Moi, j’ai une sainte horreur du prosélytisme, mais je suis très curieuse des différentes traditions, qui souvent sont mêlées à la religion.

En Iran, c’était pétrifiée et fascinée que j’avais assisté à l’Achoura. Les fidèles chiites commémorent chaque année de façon spectaculaire le massacre du petit-fils du prophète, Husseïn, l’un des douze imams. En Irak, des hommes se flagellent le dos jusqu’au sang au rythme des tambours et des chants religieux. En Iran, trente kilomètres plus loin, le caractère violent et les effusions de sang sont interdits lors de cette célébration. Au moment des grandes processions, des hommes se frappent le torse du poing en signe d’accablement. Je me rappelle du bruit sourd de tous ces poings frappant à l’unisson. J’étais dans ma chambre d’hôtel dans une ville importante du Kurdistan, je n’arrivais pas à identifier ce son. Effrayée, j’appelais alors mon ami Mouhammed, qui m’a dit, amusé : « Mets ton voile et attends-moi en bas de l’hôtel. Je viens te chercher. Je vais te montrer. Il n’y a pas de quoi avoir peur ». Et nous voilà en marge du cortège. Des femmes, vêtues de noir de la tête aux pieds, distribuaient des verres d’eau safranée et sucrée. Je n’avais jamais rien bu d’aussi délicat. Athée ou pas, je reste curieuse de ces manifestations et prends plaisir à les découvrir. Et c’est bien volontiers que je reçois les bénédictions !

 

Hôtel Méguétan, chroniques d’une Parisienne au Mali, Indiana Sendyk, Ed. La Découvrance. Plus d’infos sur Facebook

 

Hotel Meguetan