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D’Ivry à Jérusalem, ou comment j’ai monté une pièce avec le Théâtre national palestinien

De février à juin 2015, le dramaturge Mohamed Kacimi a épaulé Adel Hakim, co-directeur du Théâtre des Quartiers d'Ivry, pour la création "Des roses et du jasmin" avec la troupe du Théâtre national palestinien. Il en a tiré un formidable carnet de bord que nous publions en marge de la présentation de la pièce à Ivry.

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Mettre une pièce sur pied n’a rien d’évident. Alors quand il s’agit en plus de composer avec les autorisations de sortie de territoire, les traductions de texte approximatives et les sensibilités exacerbées, la chose devient franchement fantasque. De février à juin 2015, le dramaturge Mohamed Kacimi a accompagné à Jérusalem le metteur en scène et co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, Adel Hakim, pour la création «Des roses et du jasmin» avec la troupe du Théâtre national palestinien. Il en a tiré un formidable carnet de bord que nous publions à l’occasion de la présentation de la pièce à Ivry (94), du 20 janvier au 5 février.

Infos pratiques : Des roses et du jasmin, du 20 janvier au 5 février au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Plus d’informations sur www.theatre-quartiers-ivry.com

 

« Le metteur en scène Adel Hakim m’a fait l’amitié de me demander de l’accompagner comme dramaturge dans l’aventure de la création de sa pièce « Des roses et du jasmin », au Théâtre National Palestinien, à Jérusalem. Nous avons effectué de nombreux séjours dans la ville, du mois de février au mois de juin 2015. J’ai tenu, durant toute cette période, ce journal, où j’ai essayé de consigner les choses essentielles, comme les fortuites qui ont marqué cette aventure humaine, décisive.

 

Mercredi 11 février 2015

Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés.

Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : « Des Roses et du jasmin ».

Le texte d’Adel est une fresque épique, portée par le souffle d’une tragédie grecque. Il balaie soixante ans de l’histoire tumultueuse de la création de l’Etat d’Israël et des drames du peuple palestinien. En 1944, Myriam, une jeune femme juive qui a fui l’Allemagne pour rejoindre Jérusalem, rencontre John, un officier britannique. Ils ont une fille, Léa. Mais John est tué lors de l’attentat contre le King David, commis par l’organisation de l’Irgoun, à laquelle appartient Aaron, le frère de Myriam. Vingt ans plus tard, et malgré la forte opposition de ce dernier, Léa épouse Moshen, un jeune homme palestinien. En 1988, Yasmine et Rose, les filles de Léa et Mohsen, se retrouvent dans deux camps opposés, l’une soutient l’Intifada, et l’autre est engagée dans l’armée israélienne.

Le texte a été écrit, bien sûr, en français.

Adel l’a confié à Nabil Boutros, un photographe égyptien, qui l’a traduit, avec brio, mais en égyptien. Comme dans le monde arabe les dialectes diffèrent d’une région à une autre, et d’un pays à un autre, les Palestiniens ont estimé que la langue de la pièce n’était pas la leur. Un des comédiens, Kamel Bacha, s’est proposé de « palestiniser » le texte. Comme Il ne connaît pas le français, il s’est appuyé sur une version littérale en anglais qu’Adel avait faite de son texte. Ce qui donne à l’arrivée : un texte en français, traduit en égyptien, remanié à la hâte en palestinien à partir d’une version approximative en anglais.

Jusqu’à la veille de la création on s’arrachera les cheveux pour nettoyer la traduction des contresens et scories.

La lecture du texte a duré quatre heures. Les comédiens sont déroutés, effrayés par la durée éventuelle du spectacle. Ni eux, ni le public ne tiendront sur pareille distance. J’ai pour mission de faire des coupes judicieuses dans le texte d’Adel, et de vérifier la justesse de la traduction. Ce qui ne sera pas une mince affaire.

Jérusalem / © Nabil Boutros

 

Jeudi 12 février

Le Théâtre National Palestinien (TNP) est un non lieu, géographique et politique. Il est coincé entre un parking saturé et le tombeau des Rois, un site biblique qu’Israël dispute à la France.

Le Théâtre a été fondé en 1984 par feu François Abou Salem. Avec sa voix posée, sa tignasse blanche, sa barbe, son regard d’enfant qui cherche en vain un jouet égaré, François avait des allures d’un Christ perdu entre la porte de Damas et celle d’Hérode. Il est né en 1951, à Provins, d’une mère française, d’origine russe, sculptrice, Francine Gaspard, et d’un père, juif Hongrois, le poète Lorand Gaspard. Celui-ci a trouvé refuge en France après s’être évadé d’un camp en Allemagne où il avait été déporté. Après des études de médecine, le père est affecté à Jérusalem en 1954. Il prend, en tant que chirurgien, la direction de l’hôpital Saint-Joseph, situé alors dans la partie jordanienne de la ville. Au lieu de fréquenter le lycée français, le jeune François est scolarisé dans un établissement palestinien. Il parlait arabe mieux que beaucoup. Il poursuit ses études secondaires chez les Jésuites de Beyrouth, avant de s’envoler pour Paris où il rejoint la troupe d’Ariane Mnouchkine.

Après un apprentissage au « Soleil », il entame une carrière de metteur en scène. Il revient à Jérusalem, avec sa femme d’alors, la dramaturge américaine Jackie Lubeck. Le couple restaure un cinéma incendié, al Nuzha, et fonde la compagnie al Hakawati. A 35 ans, François Gaspard, devenu, François Abou Salem va monter tour à tour, Brecht, Tchekhov, Dario Fo. Sa troupe va se produire partout en Europe, aux Etats-Unis et au Canada.

En 1995, François s’installe en Europe où il monte ses propres pièces, comme Saint Genet en coulisses, au KVS de Bruxelles, ou Motel au Théâtre Toursky, à Marseille, dans lequel il tient également le rôle principal. À l’opéra, il met en scène L’enlèvement au Sérail de Mozart, au Festival de Salzbourg, et Roméo et Juliette de Gounod à l’Opéra National du Rhin.

En 2006, il revient à Jérusalem. Il découvre alors son lieu, al Hakawati, accaparé par l’autorité palestinienne et transformé en théâtre national. Il tente quelques spectacles, dont « mémoire pour l’oubli », douloureux monologue de Darwich. Sans moyens et sans aide aucune, François vivotait aussi, sans papiers. Les autorités israéliennes refusaient de lui attribuer un titre de séjour ; et les Palestiniens voyaient d’un mauvais œil ce « français » qui se sentait plus Palestinien qu’eux.

Je l’ai croisé plusieurs fois à Naplouse et à Jérusalem, Il voulait monter ma pièce Terre Sainte, mais il la trouvait trop « noire ». Il donnait l’impression d’un colibri qui se cognait les ailes contre une fenêtre condamnée.

Le 1 er octobre 2011, François désespéré, se jette de la fenêtre de son appartement à Ramallah. Il sera inhumé au pied des remparts de la vielle ville. Son cercueil sera recouvert d’un drapeau palestinien. C’est tout ce que la Palestine lui aura offert.

Quelques jours avant son suicide François m’écrivait ce mot :

« Un bonjour souriant de Berlin dont je découvre l’incroyable convivialité. J’ai de la chance : il ne pleut pas trop et nous avons même pu, avec ma dulcinée, nous baigner dimanche dernier dans un petit lac / étang en banlieue. Comment vas-tu ? Que fais-tu ? Que deviens-tu ? Que penses-tu du printemps arabe ? J’espère que tu te portes bien et que tu as eu un été ressourçant. J’avais rencontré ton amie Nancy Huston, impressionnante de curiosité et d’intelligence. Je m’apprête à rentrer à Ramallah bientôt, un peu confus par rapport à l’avenir du projet théâtre là-bas… ».

Confus disait-il…

Jérusalem / © Nabil Boutros

 

Depuis sa création, le théâtre a été fermé à plus de 35 reprises par la police israélienne. Ces interdictions visaient aussi bien des pièces politiques qu’un festival de marionnettes pour enfants.

Il fait noir à longueur de journée.

Adel et moi logeons rue de Naplouse, au couvent Saint Georges, siège du diocèse anglican de Jérusalem. Il abrite deux paroisses et une hôtellerie pour les pèlerins. Les chambres sont au fond du cloître. Elles sentent la prière et l’humidité. Ma fenêtre donne sur une terrasse recouverte de barbelés. L’établissement est situé à proximité de la ligne verte qui sépare virtuellement les deux villes, et la peur des colons explique ce système défensif.

Nous passons nos matinées dans le bureau de Amer Khalil à chercher des comédiens, une chorégraphe, un musicien… Amer est un personnage haut en couleurs. Hédoniste et mélomane, il connaît par cœur l’intégrale d’Oum Kalsoum, il a atterri à la tête du théâtre presque par hasard. Avec ses cheveux longs, et sa corpulence, il fait penser à Demis Roussos au temps des Aphrodite’s Child. Francophone, il a passé des années à Lille où il tenait un bar ; il sera notre principal éclaireur dans cette aventure.

En réalité, le TNP est une coquille vide. Il ne dispose que de deux régisseurs qui touchent leur salaire quand salaire il y a. Et d’une secrétaire, très mignonne, qui arrive tous les jours à l’heure, s’installe dans son bureau, met ses écouteurs et se branche sur YouTube jusqu’à 14 heures pile.

La situation juridique du théâtre est aussi des plus kafkaïennes : implanté à Jérusalem-Est, considérée comme faisant partie intégrante de la « capitale éternelle d’Israël », il ne peut demander, en vertu des accords d’Oslo, d’aide de l’autorité palestinienne de Ramallah, sous peine d’être condamné pour intelligence avec l’ennemi. Il n’a pas le droit non plus de solliciter le soutien des institutions culturelles israéliennes, de crainte d’être accusé de haute trahison par les Palestiniens. Ce qui fait que le théâtre subsiste avec rien. Et que nous, nous travaillons sans rien.

Le TNP vit aussi avec deux épées de Damoclès au dessus de la tête. Celle des arriérés d’impôts qu’il doit à la ville de Jérusalem, plus de 140 000 euros, et celle des interdictions intempestives de ses représentations.

 

Vendredi 13 février

Depuis trois jours, les comédiens nous annoncent qu’il va neiger. Adel et moi rions de cette prédiction. Ils exagèrent ! Ce matin, j’ouvre les yeux. Le cloître est blanc. Les palmiers ploient sous des monceaux de neige. La cathédrale flotte dans la brume, et le ciel de Jérusalem fait penser à du plâtre mort.

Jérusalem / © Stanislao Loffreda - Flickr

 

Notre avion pour Paris est à 17 heures. A la réception on nous prévient : toute la ville est paralysée. Il est impossible d’en sortir. Inutile d’appeler un shérout, taxi collectif, ou un taxi, les rues sont impraticables. Je retourne dans ma chambre, le téléphone sonne, c’est Adel :

– Descends vite, il y a un taxi dans la cour.

C’est un vieux chauffeur palestinien, on lui promet 150 dollars s’il nous dépose à l‘aéroport. Il essaye une à une les routes qui mènent vers Tel Aviv, et tente même de sortir par la routes des « arabes », celle qui mène à Ramallah. Impossible, la police a placé des barrières partout. Nous tournons en rond durant une heure. A la fin un policier nous éclaire :

– Ce n’est pas la peine de chercher une issue. Toutes les routes sont fermées. C’est surtout pour empêcher ces couillons de Tel Aviv de venir à Jérusalem. Comme il ne neige jamais chez eux, ils vont tous venir ici pour faire jouer leur marmaille. Ils vont être pris au piège et devoir passer la nuit ici. La municipalité va être obligée de prendre en charge ces milliers de couillons pour qu’ils ne meurent pas de froid. Ça risque de nous coûter la peau du cul. Donc on n’entre pas et on ne sort pas de Jérusalem.

Nous avons donc pris un train rempli de soldats et d’orthodoxes qui va mettre plus de cinq heures pour rallier Tel Aviv.

 

Dimanche 15 mars

Réveil à six heures du matin. Le ciel de Paris n’est pas encore bleu. La rue de Charenton est vide, comme les autres jours de la semaine. Le chauffeur de taxi est marocain. Il me raconte sa vie :

– Je suis en France depuis 25 ans, ma femme est Française. J’ai la chance d’avoir des yeux verts, comme ça il y a plus de gens qui m’arrêtent. J’ai peur de dire que je suis Marocain. Je ne veux pas qu’on me prenne pour un maghrébin, je suis quelqu’un de bien. Je fais bien mon boulot.

Les abords de Roissy sont saturés. Pour enregistrer sur les vols de Tel Aviv, il faut passer par un agent de sécurité travaillant pour Israël. Selon votre nationalité, votre confession supposée, ou votre origine ethnique, il apposera un sticker vert, jaune ou rouge sur votre passeport qui décidera de la façon dont vous, et vos bagages, serez fouillés au départ.

A Tel Aviv, le système est aussi sophistiqué : avant l’enregistrement, un agent de sécurité contrôle votre passeport et vous pose la question fatidique : « Avez-vous de la famille en Israël ? ». Sous-entendu : « êtes-vous juif ou pas ? ». En fonction de votre réponse, de votre lieu de naissance et votre tête, il collera sur le passeport une languette avec un code barre qui indiquera aux douaniers et aux policiers la manière de vous traiter : le numéro 1 est réservé aux bons juifs. Le 2 aux juifs douteux. Le 3 aux ressortissants de pays du Nord. Le 4 aux pays du Tiers monde. Le 5 aux suspects qui ont le malheur de connaître ou de côtoyer des Palestiniens et qui vont passer un sale quart d’heure dans les locaux du Shin Beth.

A Roissy, à la vue de mon seul prénom, l’agent de sécurité colle une pastille rouge sur mon passeport. L’agent d’air France la voit et colle une étiquette de la même couleur sur ma valise. C’est à dire que mon bagage sera fouillé de fond en comble. Arrivé au contrôle de Roissy, j’ai droit à la fouille intégrale. Un agent me palpe les aisselles, l’entrejambe, glisse sa main dans mon pantalon pour faire le tour de ma taille avec les doigts et tout cela en anglais. Je m’énerve :

– Vous pouvez parler en français.

– Yes Sir.

Et il enfonce la main dans mon pantalon.

Un autre agent prend mon ordinateur pour le scanner. Enfin, la cheffe de service arrive avec une balayette blanche et me demande de lui présenter mes paumes pour vérifier si je n’ai pas dessus de traces d’explosif.

Je craque. Même à Tel Aviv je n’ai pas subi un contrôle pareil. Je m’étonne que les sociétés de surveillance d’un aéroport de Paris considèrent comme suspect un citoyen qui a été décrété comme tel par une société de surveillance israélienne.

La veille, Adel m’avait enregistré avec lui et on devait voyager côte à côte. Une fois dans l’avion, je me rends compte que nous avons été séparés. Là on se pique une crise de paranoïa tous les deux : Ils ont peur qu’on soit ensemble !

Durant le trajet je me plonge dans L’histoire des Croisades de René Grousset.

L’avion se pose à Tel Aviv à 16 h 20. Nous empruntons la grande allée en pierres de Jérusalem. Sur les hauts murs de la salle d’arrivée flottent d’immenses bannières verticales, rouges et blanches, avec cette pub «La Vodka Stolishnaya vous aide à tout oublier».

Nous arrivons devant les guichets «Foreign passeports». Là, je suis saisi de la même angoisse. Au bout de 15 années de voyages en Israël, je ressens toujours la peur de me retrouver dans la chambre des suspects, et de subir un interrogatoire des agents du Shin Beth.

Le policier me pose toujours les mêmes questions : nom du père, nom du grand père, qu’est ce que je vais faire à Jérusalem ? Je réponds que je travaille pour l’Institut français.

Nous récupérons nos bagages ainsi que les costumes pour la pièce. Notre voyage peut commencer. Amer, le directeur du TNP, qui devait venir nous chercher est retenu on ne sait où. Il ne nous reste plus qu’à prendre un taxi collectif pour Jérusalem. Entassés à douze dans un fourgon jaune, nous filons à la tombée de la nuit vers la ville sainte. Le soleil est rouge sang, il farfouille dans un ciel en feu. Au loin dansent les silhouettes noires des pylônes et des palmiers. La nuit tombe d’un coup. Il règne pourtant comme une grande paix sur ces paysages que certains disent bibliques. Rien ne laisse supposer que nous foulons une terre minée de toutes part, où la haine est sourde comme de l’eau.

Nous arrivons au couvent vers 19 heures. Nous posons nos bagages. Amer appelle pour nous annoncer que les deux comédiennes sont parties en vacances au Qatar. Elles ne seront pas aux répétitions de toute la semaine.

Les rues sont désertes. Des chats faméliques dansent la carmagnole sur des bennes d’où débordent les ordures. Des jeunes vident des cannettes de bière et roulent des pétards à la lumière d’une enseigne de banque. La drogue fait des ravages dans cette partie de la ville. Ce délabrement s’explique par une politique ouvertement discriminatoire de la municipalité. Les arabes paient autant de taxes que les habitants de l’Ouest mais le budget de la ville est réparti autrement : Jérusalem-Est, avec 33 % de la population, ne s’en voit allouer que 8,48 %. Chaque Juif obtient en moyenne 1 190 euros, et chaque Arabe 260.

Après la conquête de la ville en 1967, les autorités israéliennes ont confisqué 34 % de la superficie de Jérusalem-Est au profit des colonies et déclaré 52% zone verte, interdite aux constructions palestiniennes. Les Palestiniens ne disposent désormais que de 7% du territoire de leur ville et l’obtention d’un permis de construire, suppose le paiement d’une taxe de 25 000 dollars pour un cent mètres carrés et une attente de plusieurs années. En cas de non paiement de la taxe, le logement construit est purement et simplement rasé au bulldozer. La géographe israélienne Irène Salenson évoque aussi l’incroyable inégalité prévue dans le prochain plan d’aménagement de la ville ; les habitants de l’Est, les Arabes, pourront bâtir en moyenne jusqu’à 4 étages. Quant à ceux de l’Ouest, les Juifs, ils auront le droit d’aller jusqu’à 8 étages. A Jérusalem la céleste, on ne monte pas au ciel pareils.

Le soir, Jérusalem-Est est une ville morte. Coupée par le Mur de ses poumons arabes que sont Bethléem et Ramallah, elle meurt à petit feu. Elle ressemble à un vieux tapis que les mites dévorent de jour en jour. Il ne se passe pas une journée sans qu’il y ait une maison occupée, un bien acheté par les Juifs. Netanyahou a déclaré ce soir que s’il était élu, il triplerait les constructions à Jérusalem-Est pour achever son annexion. Car aujourd’hui et, en dépit de toutes les déclarations des dirigeants israéliens depuis 1967, la ville reste coupée en deux. Il est pratiquement impossible de croiser un juif rue Salah Dine, et les palestiniens se hasardent rarement à Yehuda Street.

Jérusalem / © Nabil Boutros

 

Nous nous retrouvons au restaurant le Pacha.

Nous faisons le point : nous sommes à deux mois de la création, nous n’avons plus de comédiennes. L’acteur qui doit jouer John n’a toujours pas obtenu d’autorisation de l’armée pour sortir de Bethléem. Le texte n’est pas prêt, il faut corriger les trois quarts qui restent, le traducteur a pris beaucoup de retard. Les partenaires palestiniens peinent à trouver les fonds qui manquent et les membres du conseil d’administration du TNP sont très hostiles au projet.

Adel demande la note et me dit :

– On laisse tomber !

Je dois dire ici un mot d’Adel. Dans le paysage du théâtre français, agoraphobe, ethnocentrique, maniaco-dépressif, à mort, Adel est un être à part. Un oiseau rare. Préférant le réel à la scène, les êtres aux personnages, la vie aux textes ; la main toujours sur le cœur, humaniste à fleur de peau, rêveur à la folie, il est né à la croisée de tant de cultures et de guerres. Adel voit le jour au Caire, au pied des pyramides en 1953, un an après la Révolution qui a renversé le roi Farouk. Son père, Elias, est Libano-Egyptien ; et sa mère, Yolande, Italienne. L’Egypte est alors en proie à la fièvre nationaliste arabe et les frères musulmans y sont en pleine ascension. Par prudence, plutôt que de donner à l’enfant un nom chrétien, la famille le baptise Adel, « le Juste ». Un prénom on ne peut plus arabe. On ne sait jamais. Les parents se séparent après sa naissance.

Fils unique, il passe son enfance à Héliopolis, quartier résidentiel du Caire, et assiste à la guerre de 1956 que la France, la Grande Bretagne et Israël déclenchent contre l’Egypte après la nationalisation du Canal de Suez par Nasser. En 1964, la famille quitte Le Caire pour Beyrouth. Le Liban est alors appelé « la Suisse de l’Orient », un paradis artificiel gangréné jusqu’à la moelle par la haine entre les confessions qui le composent. Il y passera son adolescence. Plus tard, il écrira l’inoubliable « Exécuteur 14 », une topographie mentale de la barbarie qui s’est emparée du Liban durant la guerre civile.

Adel poursuit sa scolarité chez les Jésuites à Beyrouth. En 1972, il débarque à Paris. Là, il fait un carreau comme on dit en pétanque. Après un passage par Henri IV, il enchaîne HEC, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et termine par un doctorat en Philosophie à la Sorbonne sur « Proust et Stirner, le calvaire du Concept ». C’est dire combien il était téméraire. A son arrivée en France, Adel rejoint la troupe d’Ariane Mnouchkine. Là, il rencontre Elisabeth Chailloux. Les deux créent la compagnie de la Balance, et en 1992 le couple est nommé à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Depuis, Adel ne cesse d’arpenter et d’apprendre le monde pour inventer le théâtre.

 

Lundi 16 mars

Je me réveille à l’aube. Je tire le grand rideau pour voir la lumière du jour et découvre qu’il cache, non pas une fenêtre, mais un mur. Le foyer du couvent, un corridor vouté, est propre, mais triste et froid. Autour des tables recouvertes de nappes Vichy rouges et blanches, des religieuses anglicanes sirotent leur thé en silence en lisant les Evangiles. La patronne, une dame anglaise, tout en rondeurs, passe entre les tables et donne du « Darling » au premier venu. Le révérend en soutane noire se promène avec une queue de billard, sa passion. Les garçons foncent, comme des oiseaux de proie, pour débarrasser les tasses dès qu’elles quittent les lèvres des pèlerins que nous sommes. Je m’installe dans le hall devant l’ordinateur du couvent. Voilà plus d’un mois que je travaille sur le texte de la pièce, coupant par ci, et corrigeant par là.

A onze heures, je rejoins Adel au théâtre. 
La plupart des comédiens sont absents, certains sont bloqués au check point et d’autres dans les embouteillages. Les deux comédiennes engagées bronzent sur une plage déserte du Qatar. La secrétaire visionne un clip de Nancy Ajram. Amer fait et défait son catogan. Adel fume dans tous les sens du terme.

A dix-huit heures nous sommes convoqués à une réunion du conseil d’administration (CA) dans le bureau du directeur.

Le CA est composé d’intellectuels palestiniens qui représentent toutes les sensibilités politiques de l’OLP. Il est présidé par un personnage remarquable, le docteur Waël. Chirurgien de réputation mondiale, passionné d’opéra et de théâtre, il est le principal mécène du lieu. A chaque crise, c’est le docteur qui éponge, de sa poche, les dettes du théâtre. Grand, svelte, très British, avec une tête d’aigle, des yeux perçants derrière des lunettes en métal, toujours une cigarette à la main, Waël sera jusqu’au bout l’ange gardien du spectacle.

Le bureau doit faire neuf mètres carrés. Autour d’une table basse, encombrée de cendriers, se sont entassés deux femmes et huit hommes. Un nuage de fumée et de silence flotte au-dessus de nos têtes. Les visages sont fermés… Tous les membres ont sur les genoux le texte du spectacle, annoté et froissé. Amer est livide. La fenêtre est fermée. Aux murs, des affiches des spectacles de François Abou Salem achèvent de jaunir.

Adel prend le premier la parole… Sa voix est nouée… Il raconte son histoire avec le Théâtre National Palestinien. Comment il a produit et soutenu en 2007 la pièce de la Canadienne Carole Fréchette, Le collier d’Hélène, mise en scène par Nabil El Hazan. Il évoque le succès d’Antigone de Sophocle qui a eu plus de 130 représentations en France. A la fin, il parle de son rêve de créer à Jérusalem « Des roses et du Jasmin », spectacle que son théâtre va accueillir en 2017.

Les membres du conseil d’administration l’écoutent avec attention. Ils demandent tous la parole en même temps. Le plus ancien intervient le premier :

– J’ai lu et j’ai relu votre texte avec beaucoup d’attention. C’est une belle, une très belle pièce, une tragédie grecque qui met merveilleusement en scène les malheurs du peuple juif, mais je suis désolé, je ne vois pas en quoi elle concerne les Palestiniens.

Adel allume une deuxième cigarette.

L’ancien poursuit :

– Votre pièce pèche par une ignorance totale de l’Histoire du peuple palestinien, Monsieur Adel Hakim vous faites du personnage de l’officier anglais, John, un héros et un martyr, alors que tout le monde sait que les Anglais n’ont occupé la région que dans le seul but d’y créer un Etat Juif. L’Etat d’Israël est une invention britannique.

Je réponds que j’ai consulté plus d’un ouvrage sur la période du Mandat, et qu’il est impossible aujourd’hui, pour les historiens, de démontrer historiquement que les Anglais avaient d’emblée le projet de création d’un foyer juif. Ce qui est sûr c’est qu’ils ont joué tout le temps les Arabes contre les Juifs, et que les seuls intérêts qu’ils voulaient défendre, c’étaient les leurs.

Un autre membre m’interrompt :

– Je n’ai que faire des historiens, je me fie aux récits de mon père qui m’a raconté que les Anglais traitaient les Palestiniens comme des animaux.

Une dame intervient à son tour :

– Il y a un autre problème dans la pièce, Salah, le personnage palestinien, possède un atelier de céramique à Jérusalem, alors que l’on sait que c’est une tradition arménienne. Les palestiniens font de la poterie. La céramique a été introduite en Palestine par les Arméniens qui ont fuit le génocide en Turquie.

– Mais les Arméniens sont Palestiniens !

– Non, monsieur, un Arménien reste Arménien, même s’il est Palestinien.

Le ton monte. On sent que tous sont sur les nerfs et ont envie d’en découdre.

Un barbu aux cheveux longs et blancs enchaîne :

– Je suis d’accord avec mes amis. J’ai compté les personnages de la pièce. Elle compte deux Palestiniens, Salah et son fils, les autres sont Juifs, Myriam, Aron, Rose, Dov et Yasmine. 2 sur 5, mathématiquement c’est une pièce juive…

Jérusalem / © Nabil Boutros

 

Je fais tout de même remarquer que les deux filles, Rose et Yasmine, sont d’un père palestinien. L’une des dames me coupe :

– Non, monsieur, selon la loi juive, elles sont juives, car nées d’une mère juive.

Amer ne dit rien, il fait semblant de regarder l’écran de son ordinateur. Adel est comme sonné, je crois qu’il ne s’attendait pas à ce jeu de massacre. Un autre membre se lève, sort une feuille de sa poche et nous lit son réquisitoire :

– Bien entendu, je partage toutes les remarques faites par mes collègues sur cette pièce. Cependant, je tiens à relever tout de même une chose très grave. Dans sa pièce Monsieur Adel Hakim fait croire que le personnage palestinien, Salah, quitte de lui même la Palestine pour le Liban. Comme s’il s’agissait d’un choix personnel. Alors que nous savons que les Palestiniens ont quitté leur terre, en 1948, contraints et forcés par l’armée sioniste.

La réunion tourne en tribunal d’inquisition. Adel, fouille dans son paquet de cigarette… J’ai les yeux rivés au témoin de mon iPhone qui enregistre ce curieux pugilat.

Aux côtés d’Adel est assis un personnage en noir, septuagénaire, béret noir, manteau noir, barbe grisonnante, écharpe rouge. Il demande la parole, se lève, nous dévisage tous les deux avec mépris, avant de se lancer dans un grand discours :

– Je suis dans le théâtre depuis trente ans… Je sais tout du théâtre…J’ai lu tout Gorki, tout Tchekhov, tout Tolstoï, tout Dostoïevski… Le théâtre, comme nous l’ont enseigné Marx et Lénine, est un art au service du peuple, il doit aider à la prise de conscience des masses… Le théâtre est fait pour éclairer les classes laborieuses, non pour les abuser…

Waël l’interrompt brusquement :

– Si tu es là pour ta propagande communiste tu peux te taire.

Le communiste ignore la mise en garde et continue sur sa lancée :

– J’ai lu attentivement la pièce, ligne par ligne, je trouve que c’est une pièce qui met en scène, et de manière magistrale, la tragédie juive, elle dénonce la Shoah, le nazisme. Elle dépeint parfaitement le drame des juifs, leurs douleurs, leurs peines, mais elle oublie complètement la tragédie palestinienne. Les personnages palestiniens sont des fantômes, des prétextes. Vous faites de Salah le chauffeur de l’officier britannique, John, ce qui veut dire que les palestiniens ont collaboré avec l’occupant, pire, qu’ils étaient ses domestiques. Je ne peux pas accepter que le Théâtre National Palestinien accueille une pièce qui fait des Juifs des victimes et des Palestiniens des collaborateurs.

Adel, très calme d’habitude, devient écarlate et se lève brusquement pour crier :

– Vous voulez interdire la pièce c’est ça ?

– Non, je n’ai pas parlé d’interdiction, j’ai dit que je n’accepte pas cette pièce.

Plusieurs membres l’approuvent :

– Non, on ne parle pas d’interdiction. Mais de refus. On ne veut pas de cette pièce, c’est tout. Ce n’est pas de la censure, c’est un choix.

Le communiste jubile, il poursuit :

– Enfin, je me demande pourquoi cette pièce n’est pas écrite par un Palestinien, nous avons de très grands auteurs de théâtre, seuls des Palestiniens peuvent écrire sur la Palestine.

Les autres membres l’approuvent :

– Oui, nous avons de très grands auteurs.

Adel, redevenu calme, leur répond :

– Parfait, dans ce cas écrivez une pièce sur la Palestine. Montez-là et moi je m’engage à l’accueillir à Ivry.

Ils répondent en chœur :

– C’est bien, mais nous n’avons pas les moyens.

La rencontre tourne en charivari. Tout le monde parle en même temps. Tout le monde fume. L’air est irrespirable. Il est surtout question de l’évocation de la Shoah sur une scène palestinienne. La plupart des membres sont contre cette proposition, c’est un problème entre Européens et Juifs, les Palestiniens n’y sont pour rien.

Nous essayons de leur faire comprendre, en vain, qu’on ne peut pas comprendre la tragédie palestinienne si on ignore le drame du peuple juif.

Le communiste reprend la parole :

– Je vais être franc avec vous : les Juifs disposent de toutes les télés du monde et ses journaux pour parler de la Shoah, ils ont Hollywood pour eux seuls. Ce théâtre est fait pour parler du drame des Palestiniens uniquement. Votre pièce, vous pouvez aller la jouer à Haïfa, à Jérusalem-Ouest, à Tel Aviv, au Habima, Théâtre National Israélien, mais pas ici.

Waël reprend la parole :

– Personne ici ne peut se poser en porte-parole du conseil. Mon père a été en prison, moi, j’ai été en prison. Et je n’ai de leçon de nationalisme à recevoir de personne. Je suis pour la création de la pièce d’Adel Hakim. Le théâtre n’est pas un cours d’histoire, l’art n’est pas de la propagande, il faut arrêter de dire que les juifs sont la cause de tous nos malheurs, il faut grandir, balayer devant notre porte, le monde bouge et nous nous sommes toujours là à pleurer 1948.

Plusieurs personnes se lèvent. Elles annoncent leur démission du conseil d’administration et menacent le théâtre de représailles.

Waël furieux leur lance :

– Je maintiens que nous allons faire cette pièce coûte que coûte, et s’il le faut demain, je lèverais une milice pour défendre le théâtre et les comédiens.

Les membres du Conseil claquent la porte.

Nous restons tous les quatre. Waël nous invite à diner aux Ambassadeurs, sur les hauteurs de Jérusalem. Le grand restaurant de l’hôtel est vide. Les lumières halogènes lèchent un sol dallé de marbre jaune. Des maîtres d’hôtels tiennent sous le bras des menus en grand format. Des poissons rouges tournent en rond dans un aquarium aux eaux troubles. Une enceinte diffuse le concerto d’Aranjuez. Nous regardons, en silence, les brochettes refroidir. Le vin rouge de Galilée transpire dans nos verres. L’impression d’avoir reçu un grand coup sur la tête. J’attends qu’Adel me dise : « C’est la dernière fois qu’on fait quelque chose ici ». Mais il n’a plus la force d’ouvrir la bouche.

 

Mardi 17 mars

J’ouvre les yeux tôt et ressens une terrible douleur en bas du dos… J’ai du mal à marcher, à bouger. Je me traîne jusqu’au bureau d’Amer qui me dépose aussitôt aux urgences de l’Hôpital Saint-Joseph. Pour accéder au service il faut débourser 300 shekels, l’équivalent de 90 euros. Les locaux sont très propres. Des couloirs bleus. Des portes jaunes. Les équipes médicales palestiniennes sont très jeunes. On me fait tout se suite des radios du dos et des reins. On m’installe dans une chambre. Une infirmière arrive avec un chariot. Elle prend ma tension : 17,9. Elle appelle un médecin qui me reprend la tension. Elle n’a pas bougé. Il me pose la question :

– Qu’est-ce que vous faites en ce moment ?

– Je travaille au Théâtre National Palestinien.

– Ça ne doit pas être simple, votre tension crève le plafond. Les radios ne donnent rien. On va pousser les analyses. Je pense qu’on va vous garder ici pour vous opérer.

Il règne un silence absolu à l’Hôpital Saint-Joseph, je crois sentir une odeur de lavande… Des médecins, dont Waël, vont et viennent à mon chevet. C’est la première fois de ma vie que je me retrouve dans une chambre d’hôpital. Il fait beau sur Jérusalem. Je suis seul allongé sur le lit. Je ne peux pas bouger. J’ai très mal. Je regarde le plafond blanc, illuminé par un néon. Je me sens soudain heureux, malgré la douleur. Je pense à la réunion de la veille… Tout me semble si loin, si dérisoire. On me fait une injection. Je m’endors… Je n’ai plus envie de sortir de là… Je veux rester là, à regarder le plafond, à sentir la lavande. Je suis tiré de mon sommeil par des gémissements. J’ouvre les yeux. Des ambulanciers installent à mes côtés une vieille tétraplégique évacuée de Gaza. Elle récite à voix haute des sourates du Coran, tente de tourner la tête vers moi et me dit d’une voix mourante :

– Mon fils, n’aie pas peur, nous allons mourir dans un instant, et Allah va nous accueillir dans son vaste paradis…

Puis elle reprend la récitation du Coran, et, à la fin de chaque sourate, elle me répète :

– Mon fils, n’aie pas peur, nous allons mourir dans un instant et Allah va nous accueillir dans son vaste paradis.

Là, j’ai eu la nostalgie du couvent, du théâtre, du communisme et du marxisme léninisme.

Jérusalem / © Nabil Boutros

 

Vers 15 heures, Waël vient me voir avec les analyses :

– C’est bon, on ne va pas t’opérer, mais c’est une inflammation discale aigüe. Voici ton traitement. Tu peux sortir.

J’ai pris mes jambes à mon cou.

 

Mercredi 18 mars

Je me réveille un peu tard. Je suis un peu patraque, le ventre brûlé par les anti-inflammatoires. Je marche sur mes lunettes et les casse. Je ne peux plus rien lire. Je cours les magasins de la rue Salah Eddine pour trouver des loupes et me fais arnaquer.

Au théâtre, c’est encore la débandade. Le comédien de Bethléem ne donne plus de nouvelles. Amer a trouvé une jeune danseuse qui vient de Haïfa. 
Les comédiens n’ont pas de texte définitif. Ils rentrent, sortent. Fument, papotent. A la fin de la journée, l’un des membres du Conseil fait irruption dans la salle de répétition. Il a sur lui le texte de la pièce avec de nouvelles annotations. Adel explose :

– Je ne veux pas qu’on touche à mon texte. Je ne veux pas.

Il prend son sac et quitte le théâtre.

Sur mon ordinateur, je suis la soirée électorale qui se déroule en Israël. Je ne me fais aucune illusion.

Cette terre devient possible et viable à partir du moment où on n’ y entretient aucun espoir, aucune illusion. On peut lire mille livres sur Israël, voir mille films, mais une fois qu’on y met les pieds, on se rend compte que la réalité n’a rien à avoir avec toutes les images ou représentations qu’on a pu s’en faire.

En 2007, j’ai emmené avec moi un groupe d’auteurs de théâtre pour leur faire découvrir la réalité d’Israël et celle des territoires palestiniens. Parmi le groupe, il y avait un auteur africain qui avait écrit plusieurs pièces sur l’Intifada et les kamikazes palestiniens. Nous avons passé notre première nuit dans un hôtel à Tel Aviv, en bord de mer. Vers deux heures du matin, il a frappé à ma porte. Il était vraiment paniqué :

– Kacimi, tu es sûr qu’on ne s’est pas trompés de destination ? Où sommes-nous ?

– A Tel Aviv !

– J’ai du mal à le croire. Voilà plus de trois heures que je marche, je n’ai vu ni soldats, ni miradors, ni barbelés, ni check point, tu es sûr que nous sommes en Israël ?

– Mon ami, ici, c’est mieux que dans les mains sales. L’enfer, ce n’est pas les autres, l’enfer, c’est nous.

Je suis réveillé par les klaxons des militants du Likoud qui a remporté les élections législatives. Les travaillistes étaient donnés gagnants, mais devant la montée en puissance des partis arabes israéliens, un tweet de Netanyahou a fait basculer les choses à la dernière minute : « Au secours, les Arabes votent ». Ce qui a mobilisé tous les électeurs de la droite indécis.


Mon téléphone sonne, c’est Adel :

– Le Conseil d’administration ne veut pas de la pièce. On rentre.

Je cours au théâtre. Adel est dans les bureaux du directeur. Amer s’est laissé pousser la barbe. Il a passé la soirée à vouloir convaincre les uns et les autres. Le Conseil d’administration a saisi l’Autorité palestinienne.

Le docteur Waël quitte précipitamment son service à l’hôpital et nous rejoint. Il propose de recruter des vigiles pour défendre le théâtre. Après d’infinis conciliabules, Amer nous informe que le conseil d’administration peut éventuellement nous donner son accord si on accepte d’accueillir certains de ses membres pour contrôler les répétitions et émettre leur avis. Nous informons les comédiens de la proposition. La troupe est presque au complet dans la petite salle.

La nuit tombe sur Jérusalem. Nous n’avons pratiquement rien fait de la journée. Amer s’est mis dans un coin. Les comédiens laissent exploser leur colère. Kamel Bacha, le doyen, figure emblématique du théâtre palestinien, s’écrie :

– Mais ils nous prennent pour qui ces merdes ? Ils ont tué la politique, ils ont tué l’Histoire, ils ont tué la culture de ce peuple et maintenant ils veulent flinguer le théâtre. Si jamais on ouvre cette porte, si on les laisse entrer, si on leur permet de nous contrôler, nous sommes des gens morts et le théâtre mourra avec nous. Jamais, jamais, on ne les laissera faire.

Les autres comédiens sont du même avis :

– Personne n’a le droit d’entrer dans le théâtre ou de surveiller les répétitions.

Amer appelle aussitôt les membres du Conseil d’administration pour leur dire la réponse de la troupe.

 

Jeudi 19 mars

Le téléphone sonne très tôt. C’est Maya, jeune romancière palestinienne. Je l’ai connue à Ramallah dans un atelier que j’animais avec le KVS. Depuis, elle a découvert le théâtre et est devenue une comédienne reconnue. Belle, enjouée, pétillante, elle fait partie de cette génération de jeunes Palestiniens qui ne pensent qu’à vivre comme les autres.

– On prend un petit-déjeuner ensemble ?

– Je t’attends au Jérusalem Café ?

– Non, on se retrouve à l’Ouest, faut que tu sortes de l’Est.

Je descends la rue de Naplouse, passe devant la porte de Damas. Maya m’attend devant la station du tramway. Nous remontons vers la rue Ben Yehuda. On s’attable à une terrasse. C’est un autre monde. Les trottoirs sont propres. Pas de femmes en hijab. L’air même semble différent. Je raconte un peu nos mésaventures à Maya. Elle en rit :

– Ecoute, quand tu en auras marre des guerres palestiniennes, passe à l’Ouest. Tu trouveras la paix.

Autour de nous de jeunes soldates armées jusqu’aux dents rient aux éclats.

Sur le chemin du retour, j’essaye de prendre un raccourci et me retrouve pour la première fois au cœur du Méa Sharim, le quartier orthodoxe. Un monde étrange. Des ruelles étroites, encombrées d’ordures, des balcons où pendent des uniformes noirs, des femmes au crâne rasé, recouverts d’un bonnet noir, des ribambelles d’enfants avec des tresses, des hommes aux cheveux blancs qui lisent la Torah au milieu de la chaussée.

Méa Sharim à Jérusalem / © Merrie Photography - Flickr

 

Je reviens au théâtre. Amer m’informe que le conseil d’administration va envoyer des émissaires durant la matinée. Ils débarquent à midi. Adel les prévient qu’il lui est impossible de les recevoir. Il me propose de discuter avec eux, à part.

On s’installe dans la salle de réunion.

L’une des membres qui fait partie de l’Autorité palestinienne prend la parole :

– Nous ne voulons pas du tout censurer la pièce, mais juste contrôler, prendre des précautions, le sujet est tellement délicat, on ne peut pas prendre de risque, ni vous faire courir un risque. L’idée d’évoquer la tragédie juive sur une scène palestinienne peut mettre le feu aux poudres. Et puis, pour être franche, on a peur pour vous…

Là, mon sang n’a fait qu’un tour :

– Ecoutez, on travaille sur ce projet 15 heures par jour, pour rien, juste pour faire quelque chose pour vous, pour remettre le TNP sur pied, former des comédiens, on se fait traîner dans la boue, on a un peu l’habitude, mais recevoir une balle dans la tête parce qu’on veut vous aider, là, les amis, vous poussez le bouchon un peu loin.

– Mais non, ils ne vont pas vous tirer une balle dans la tête… Mais ils peuvent mettre le feu au théâtre.

J’ ai pensé, une fois encore, à l’ami Juliano Mer Khamis, assassiné par balles parce qu’il avait fait jouer des rôles de cochons à des acteurs musulmans.

Après avoir passé au peigne fin le texte, et enregistré toutes les remarques, je promets que nous allons revoir tous les points litigieux. Mais il n’est pas question de toucher à la structure de la pièce, et encore moins de supprimer les premières scène sur l’évocation de la Shoah. On se serre la main. Je respire. Je reviens dans la salle. J’informe Adel et les comédiens que le problème est résolu, ou presque.

Faten et Lama, qui sont arrivées à la dernière minute, ont mis une bonne ambiance sur le plateau. Nous rions pour la première fois durant une répétition.

Vers 16 heures, les membres du Conseil d’administration font irruption dans la salle. Ils présentent leurs excuses à la troupe, ils nous assurent qu’ils ne vont plus nous empêcher de travailler et nous souhaitent beaucoup de succès pour le spectacle.

Adel est debout, il est devant la régie, depuis le début des répétitions ; il s’occupe de tout, il a fait toute la bande son, car le musicien nous a fait faux bond. Il regarde, hébété, nos interlocuteurs, il ne dit rien, il n’en croit pas ses yeux. La délégation se retire. Adel, craque et fond en larmes.

Il est tard. Je termine enfin les corrections. J’envoie le texte à Amer. La nuit tombe. Je reviens au couvent. Pour fêter notre victoire, le docteur Waël nous invite à prendre un verre au bar de l’hôtel, une cave voutée. On y croise tous les soirs le révérend avec sa bouteille de whisky et sa queue de billard. Autour d’un comptoir minuscule se pressent des hommes d’affaires très chics, Rolex et Davidoff, ils descendent des rasades de Johnny Walker rouge en commentant l’actualité du jour. Le docteur nous raconte comment il a commencé à fumer. Il venait de terminer ses études de médecine en Allemagne. A l’aéroport, il est arrêté par la police israélienne et incarcéré. Trois mois plus tard, il comparait devant un tribunal. Le juge demande à la police son dossier et on lui répond qu’il n’existe pas. Il est libéré sur le champ. Il n’a jamais su pourquoi il a passé trois mois en prison. Il parle de sa passion du théâtre et de l’Opéra qu’il a découvert à Berlin. Avec humour il évoque les multiples fermetures du théâtre par la police israélienne :

– Ce qui me fait mal au cœur, vraiment, c’est le soirs où j’ai huit personnes dans la salle et soixante policiers dehors qui encerclent le théâtre pour réclamer sa fermeture. J’aimerais bien que ce soit l’inverse.

 

Vendredi 20 mars

Le ciel de Jérusalem est gris. Nous avons une matinée libre. C’est vendredi, jour de prière. L’accès de l’esplanade est interdit aux hommes de moins de 50 ans. Toutes les ruelles qui mènent à la mosquée sont contrôlées par des soldats qui arrêtent et fouillent les jeunes Palestiniens. A cela s’ajoutent 700 caméras de surveillance qui filment et enregistrent H 24 le moindre mouvement dans ce mouchoir de poche. La surface totale de la ville, à l’intérieur des remparts, ne dépasse pas 0,86 km2. Les jours de tension, des drones et des ballons de surveillance blancs truffés de caméras et de micros survolent la cité antique et transmettent à l’armée et à la police les images en temps réel. Depuis qu’un adolescent palestinien de 16 ans a été enlevé et brûlé vif par des juifs extrémistes la tension est montée d’un cran. Nous remontons la Via Dolorosa à la recherche d’un vase en céramique. Un groupe de pèlerins africains, hurlant des cantiques, monte vers le Saint Sépulcre, en trainant une croix massive. Les croix sont louées à l’heure et au poids par les franciscains. Sinon, on peut pour une poignée de shekels, acheter des couronnes d’épines, des sandales en cuir, du vinaigre et des clous. Je n’ai pas vu de pagne.

Le drapeau israélien flotte désormais sur plusieurs boutiques du quartier musulman. Depuis 1967, les autorités israéliennes s’activent à vider la vieille ville de sa population palestinienne, lentement avec la technique du boa. Le Mur qui devait protéger les israéliens des attentats est en fait destiné à couper les Palestiniens de leurs écoles, leurs familles, leurs champs. A les atomiser. Les parcelliser. Cela se sent au quotidien. Une mentalité d’enclavés s’est développée dans la tête des gens. Un habitant de Ramallah parlera de Bethléem comme un New Yorkais parlerait de Los Angeles. Alors que 25 kilomètres seulement séparent les deux villes.

Au théâtre tout le monde est là. Amer nous ramène, pour la première fois, de l’eau et des gâteaux. Nous passons la journée à travailler la deuxième partie de la pièce.

Le soir, nous retrouvons Nesserine au restaurant al Zahra. Elle habite à Jérusalem et anime la fondation palestinienne pour la culture, al Qattan.

Adel lui raconte dans le détail la pièce. Elle pose des questions sur chaque personnage. Elle s’étonne de la fin tragique de la pièce. Elle nous raconte son parcours :

– A la première intifada, j’étais au collège ; comme tous les enfants, je croyais à la paix, à l’indépendance de la Palestine. Mais mon grand père, né en 1930, me disait que je me faisais des illusions : « Ma fille, tu ne vas pas croire qu’avec tout ce qu’ils sont en train de faire et de construire, ces routes, ces maisons, ces villes, ils vont devoir un jour partir et nous remettre les clés de ce pays ? Non, ils n’iront nulle part et nous, nous n’aurons rien ». Avec le temps, je me suis rendue compte que grand père avait raison. Il n’y aura jamais de paix ici. La guerre est le seul ciment qui fait ce pays. Ils ne partiront jamais, et nous, nous n’irons nulle part.

 

Samedi 22 mars

Le réveil sonne à huit heures. Le ciel est d’un bleu profond, presque cobalt. France Info parle de la marée du siècle à Saint-Malo. Dans le foyer, j’avale, non sans amertume, mon Nescafé. Adel arrive, il se sert un thé, fouille longuement dans sa serviette, palpe son Blackberry et pousse un soupir :

– C’est la dernière fois qu’on fait quelque chose ici.

Le comédien qui doit jouer le rôle de John n’a pas reçu de permis de l’armée pour sortir de Bethléem. Nous sommes obligés d’aller chez lui faire nos répétitions. Pour comprendre un peu l’univers kafkaïen dans lequel vivent au quotidien les Palestiniens, je vais citer cet article du quotidien israélien Haaretz qui s’appuie sur un rapport des Nations Unies :

« – Il est interdit aux Palestiniens de la Bande de Gaza de rester en Cisjordanie.

– Il est interdit aux Palestiniens de Cisjordanie d’entrer à Jérusalem-Est.

– Il est interdit aux Palestiniens de Cisjordanie d’entrer dans la Bande de Gaza par le passage d’Erez.

– Il est interdit aux Palestiniens d’entrer dans la Vallée du Jourdain.

– Il est interdit aux Palestiniens d’entrer dans les zones de colonies, même si leurs terres sont situées à l’intérieur de la zone construite.

– Il est interdit aux Palestiniens d’entrer en voiture à Naplouse.

– Il est interdit aux Palestiniens qui habitent en Cisjordanie et qui travaillent à Jérusalem d’entrer avec leur voiture à Jérusalem

– Il est interdit aux habitants de la Bande de Gaza d’entrer en Cisjordanie par le passage Allenby.

– Il est interdit aux Palestiniens de partir à l’étranger par l’Aéroport Ben Gourion.

– Il est interdit aux enfants de moins de 16 ans de quitter Naplouse sans leur certificat de naissance et sans être accompagnés par leurs parents.

– Il est interdit aux Palestiniens détenteurs de permis d’entrer en Israël par les passages utilisés par les Israéliens et les touristes.

– Il est interdit aux habitants de Gaza de prendre résidence en Cisjordanie.

– Il est interdit aux Palestiniens de passer des marchandises et des cargaisons aux check point intérieurs de Cisjordanie.

– Il est interdit aux habitants de certaines parties de la Cisjordanie de se déplacer dans le reste de la Cisjordanie. »

C’est Shabbat, les rues sont désertes. Des barrières empêchent l’accès au Méa Sharim, le quartier orthodoxe juif. Le printemps explose comme un fruit mûr à Jérusalem. Aux murs blancs et grillagés grimpent d’interminables glycines. Les amandiers sont en fleur. Il reste peu de verdure sur les hauteurs. Les colonies se multiplient comme des métastases, elles ravagent inexorablement la terre, les arbres, les hommes et le ciel. A la sortie de Jérusalem, nous passons le premier check point où de jeunes soldats croquent des pommes, sans faire attention à nous, car nous sommes dans une voiture avec une plaque jaune. Les voitures immatriculées en Israël ont des plaques jaunes, et celles de Cisjordanie des plaques blanches. En haut des collines, des baraquements, des miradors, des haies de barbelés et des nuages. Si on devait un jour désigner la Terre Sainte par une métonymie, on prendra un rouleau de barbelés.

Nous arrivons aux portes de Bethléem. Depuis les accords d’Oslo de 1995, le berceau du Christ a été restitué aux Palestiniens.

Selon Hajer, enseignante à l’université, le retrait de l’armée israélienne a entraîné un changement notable dans la vie des gens :

– Avant, les soldats israéliens arrivaient avec leurs chars et tiraient dans le tas. Maintenant, ils surviennent en pleine nuit, s’essuient les pieds sur le paillasson avant d’entrer et liquident qui ils veulent avec un silencieux, puis se retirent sur la pointe des pieds. Ils sont devenus civilisés.

La plus vieille cité chrétienne au monde est peuplée de 30 000 habitants, en majorité musulmans. Les chrétiens n’y sont plus qu’une goutte d’eau, que dis-je, une larme. Après l’intifada, Bethléem a été entièrement encerclée par le Mur. Haut de 8 mètres, il est censé protéger la colonie de Gilo, voisine. Pour se faire une idée du gigantisme de cet édifice, il faut se rappeler que le mur de Berlin ne faisait que 3,6 mètres.

Le mur israélien doit courir sur 730 km de parcours, pris essentiellement sur des terres palestiniennes. Il est prévu 95% de barrière et 5% de mur. La barrière est large de 50 à 60 mètres, et est composée du côté palestinien par des rouleaux de barbelés, puis par un fossé « anti-véhicules » de 2,50 mètres de profondeur et de 3 à 5 mètres de largeur, puis d’une route pour les patrouilles, puis d’un grillage d’une hauteur de 3 mètres, puis d’une « piste de détection des incursions », large de 3 mètres et recouverte de sable fin sur lequel sont visibles les moindres traces de passage, puis d’une route et enfin d’une « piste anti-incursion ». Cette barrière est jalonnée de tours, de pylônes portant des caméras, de radars et de mitrailleuses automatiques.

Jérusalem / © Nabil Boutros

L’entrée de Bethléem est commandée par une monumentale porte en acier coulissante sur des rails, haute de huit mètres, flanquée d’un mirador. Elle ferme à minuit et ouvre à 5 heures du matin, enfermant ainsi à double tour tous les habitants de la ville. A gauche de la porte, on peut lire un grand panneau du ministère du Tourisme israélien écrit en anglais, en arabe et en hébreu : Que la paix soit avec vous.

Je ne sais pas si c’est de l’humour ou du cynisme.

Il fait très beau, mais froid. Nous arrivons sur les hauteurs de Bethléem. Samy nous attend. Il fait partie des familles palestiniennes ayant émigré au Chili. Il a un passeport chilien, mais il n’a jamais mis les pieds dans ce pays. Les murs de la maison sont tapissés de crucifix et d’icônes de la Vierge. Nous nous installons dans le salon pour lire les premières scènes. La maison est vaste. Les fenêtres sont grandes ouvertes, nous sommes gelés.

Nous attendons Houssam qui doit jouer le rôle d’Aaron. Il appelle pour s’excuser, il s’est fait écraser le pied par une voiture en traversant un passage clouté. Nous répétons les premières scènes dans le salon. Daoud et Alla sont très drôles et très justes. Nous attaquons la scène d’exposition où Myriam évoque le temps où elle portait l’étoile jaune à Berlin. Dans ce prologue, elle parle de la mort de son père, Isaac, tué par les jeunesses hitlériennes à Berlin. Adel avait décrit dans les détails cet assassinat. J’avais pensé qu’il ne fallait pas s’attarder sur cette scène, et, que dans l’imaginaire du public, le sort d’un Juif à Berlin sous Hitler n’avait pas besoin de description. Kamel fait remarquer qu’il est malheureux qu’on ait coupé ce passage. Selon lui aucun Palestinien ne sait ce que les Juifs ont vécu sous les Nazis :

– Il est important de dire au public palestinien, de leur répéter, ce que les Juifs ont subi. Si nous voulons nous battre et exister, il faut apprendre à nos enfants à considérer nos ennemis, non pas comme des monstres, mais des êtres humains, comme nous. Qu’ils ont souffert autant que nous et c’est pour cela qu’ils nous font peut-être autant souffrir. Il faut parler de la tragédie du peuple juif, pour apprendre, pour comprendre. C’est pour cette raison que nous défendons cette pièce.

J’ai rétabli de suite le passage en question.

Nous quittons Bethléem à la tombée de la nuit. Nous nous arrêtons dans un rade. Deux garçons grillent sur de la braise des piles de poulet blanc. Nous prenons place autour d’une table ronde recouverte d’une toile cirée. On nous sert un houmous, du pain, du poulet qui a un goût de cendres froides. La croix de la Chapelle de la Nativité, éclairée en bleu, danse sous la pluie. La place de la Mangeoire est déserte. Quelques guides la traversent en faisant semblant d’attendre des touristes qui ne viendront pas. Les échoppes gorgées de croix et d’icônes baissent leurs rideaux, sans avoir vendu la moindre breloque. La flamme de la croix de la nativité brûle seule dans la chapelle déserte.

Nous reprenons la route. Au chek point, un univers de tôles, de fer et de caméras, deux soldates nous dévisagent en titillant la gâchette de leur Uzi. A l’entrée de Jérusalem, Radio Israël en arabe nous annonce les titres du journal de 19 heures :

– Benyamin Netanyahou déclare qu’il n’y aura jamais d’Etat palestinien indépendant.

Amer rit aux éclats :

– Mais qui leur dit qu’on veut être indépendants. Moi je refuse l’indépendance. Je ne veux pas être indépendant. Ma patrie à moi c’est le lieu où je peux prendre tranquille une bière et des olives.

 

Dimanche 23 mars

Adel a passé la nuit à revoir le texte. Il a l’impression que certaines coupes que j’ai faites ont cassé la poésie de sa pièce.

A 13 heures, nous sommes au théâtre, certains comédiens sont là, d’autres sont absents. Samy n’a pas obtenu d’autorisation pour sortir de Bethléem.

Nous reprenons le travail en essayant de réintroduire du texte. C’est lent. Laborieux. Adel lance les musiques. On attaque avec Houssam la scène sur la création de l’Etat d’Israël. Adel donne des indications aux comédiens :

– A ce moment là on va voir sur scène un immense drapeau israélien.

Un ange passe.

Les comédiens se figent :

– Il y aura un drapeau palestinien ?

– Non, dit Adel.

– Tu veux un drapeau israélien sur la scène du Théâtre National Palestinien ?

– Oui, pour la création de l’Etat d’Israël, il faut bien le montrer le drapeau.

– Mon pauvre, si tu savais ce qui t’attends, lâche Daoud.

Jérusalem / © Nabil Boutros

 

Faten et Lama mettent une belle ambiance particulière sur le plateau. Elles foncent, elles essayent tout, elles ne se posent pas de questions. C’est un bonheur. En même temps on voit quelles sont les limites du théâtre. Des mots courants, comme pute, baiser, ou Dieu, sont ici une charge explosive. On les manipule comme des artificiers.

Dans l’une des scènes, Salah parle à son fils, Mohsen, qui vient de tomber amoureux de Léa, une Juive, et le met en garde :

– Mon fils, si tu veux la baiser, baise-la, et qu’on n’en parle plus.

Dans la traduction, j’ai proposé « Mon fils si tu veux la niquer, nique-la et qu’on n’en parle plus ». Cela a jeté un froid incroyable sur scène, les comédiens se sont regardés interloqués, outrés. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles, comment peut-on prononcer un mot pareil sur un plateau. Ils m’ont dévisagé comme si j’étais complément fou :

– Tu veux qu’on se fasse tirer dessus ?

Décidément.

Comme je ne trouvais pas de solution, je leur ai posé la question :

– Mais nom de Dieu, vous ne niquez jamais en Palestine ?

Daoud, toujours aussi drôle, me répond :

– Si, on nique beaucoup, mais on n’en parle jamais.

A la fin, Kamel me propose de se réunir avec ses collègues pour me proposer une traduction valable. Ils se retirent dans les loges. Au bout d’une demie heure de conciliabules, ils reviennent souriants :

– Voilà, on a trouvé au lieu de dire niquer, on propose un terme plus doux, qui veut dire la même chose en palestinien, c’est dépecer. Cela donnera : « mon fils si tu veux dépecer la juive, dépèce-la et qu’on n’en parle plus »

– Et vous trouvez dépecer moins violent que niquer ?

– Bien sûr, on sait qu’il est question d’amour, mais on peut penser à autre chose…
Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Lundi 24 mars

Il fait très beau. Nous nous retrouvons tôt au TNP. Là, nous tombons sur les comédiens qui bronzent dans la cour. Ils ont sorti leurs lunettes de soleil. L’électricité a été coupée au théâtre. Amer s’est rendu à la banque pour demander un emprunt afin de payer la facture.

Je passe la matinée dans le hall de l’hôtel à corriger les textes et à remettre des parties coupées. En fait, nous sommes presque revenus à la toute première version. Le travail sur un clavier virtuel en arabe est un véritable calvaire.

A 16 heures, je passe déposer les textes au théâtre. Le courant a été rétabli. Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu l’idée de descendre vers la vieille ville qui est lugubre.

Je rentre par la porte d’Hérode. Monceaux de légumes, monceaux d’ordures, volées d’enfants. Je me demande ce que je fais là. Jérusalem est une ville où l’on perd espoir en Dieu. Jérusalem est une ville où l’on a envie de devenir athée en diable. A Jérusalem, Dieu vous sort par les trous du nez. Seigneur, quelle indigestion, on en ressort avec Abraham, Jésus et Mahomet qui vous pèsent sur l’estomac comme une pierre tombale. Seigneur, ces prières, ces couronnes d’épines, ces rouleaux de Thora, ces têtes que l’on frappe contre le mur des lamentations, ces processions de croix, ces orthodoxes en noir, ces tsunamis de kipas, ces torrents de hijab, ces soldats qui, à la sortie des écoles, collent des enfants contre les murs, ces femmes en burqa avec des bandeaux noirs sur les yeux, ces imams barbus aux yeux dégoulinant de khôl, ces drapeaux israéliens qui pendent aux fenêtres des maisons arabes expropriées, ces juifs orthodoxes qui traversent la ville arabe, les mains sur les yeux pour ne pas voir les arabes, et qui des fois se prennent un mur, sont la métaphore vivante de la trajectoire de ce pays compliqué, complexe et déroutant.

 

Mardi 25 mars

J’ai rendez vous au Jérusalem Café avec Anthony, le directeur de l’Institut français de Gaza. Enfant de Marseille, que l’on dirait sorti d’un roman de Kessel, arabophone, baroudeur, il a assumé presque seul la construction de l’improbable Institut français de Gaza, seule enclave de liberté dans cette poudrière livrée aux Hamas depuis des années. Grâce à Anthony, j’ai pu, en compagnie d’Hervé Loichemol, directeur de la Comédie de Genève, animer des ateliers de Théâtre à Gaza en 2015 et ai même réussi à monter à l’Institut des extraits de « On ne badine pas avec l’amour », avec des étudiants francophones de l’Université de Gaza. Il n’existe ni salle de cinéma, ni théâtre dans la bande et les salles de spectacle ont été brulées par les islamistes

Depuis, nous faisons tout pour y retourner. Mais l’Institut a été l’objet d’un attentat en septembre dernier. Après l’affaire Charlie, des centaines d’islamistes ont manifesté devant ses locaux avec des sabres hurlant qu’ils vont égorger tous les français.

Anthony ne peut plus y mettre les pieds. Il fait des sauts sans prévenir personne, avec une interdiction d’y passer la nuit. Notre retour à Gaza n’est pas pour demain. Je n’ai jamais pensé que la littérature ou le théâtre pouvaient changer le monde ou la société, tout au plus peuvent-ils susciter un changement d’humeur ou procurer une forte émotion aux gens. Depuis notre passage à Gaza, trois de nos étudiants se sont inscrits en master de théâtre à Genève et à Paris. Certes, nous n’avons pas bouleversé le monde, mais nous avons changé une vie.

Le Jérusalem Café est situé à quelques mètres de la porte de Damas, juste à côté de l’école biblique. L’établissement est le lieu de rencontre de tous les bobos de passage, altermondialistes, pacifistes, pro-palestiniens, avec leur Mac et leur iPhone. La cuisine est indigeste, le service anarchique et les additions vénéneuses. On y diffuse, et depuis des temps immémoriaux, le même disque : la chanson de Faïrouz, sur Jérusalem :

« Jérusalem est à nous, Jérusalem est à nous,

vous ne fermerez pas les portes de notre ville, j’arrive pour prier,

Le Jourdain lavera les traces des pas de la barbarie. »

Depuis la raclée de 1967, cette chanson tourne en boucle et mets du baume sur le cœur des chaumières arabes. Si l’Histoire a privé les Arabes de Jérusalem, Faïrouz la leur restitue, le temps d’une chansonnette.

C’est l’été d’un coup qui éclate sur Jérusalem. Le soleil est brûlant, l’air visqueux. Au théâtre, Adel fulmine :

– Impossible nous ne serons jamais prêts pour la création : Nous n’avons ni filage, ni dessin de la pièce. Il propose que les comédiens travaillent en avril, mais sans lui. Kamel objecte que le travail sans metteur en scène est impossible. Amer intervient à son tour pour dire qu’il était sur le point de signer le contrat avec le théâtre d’Ivry, mais étant donné que rien n’est sûr, il va retarder la signature.

Les comédiens sont sur le plateau. Musique. Alla fait son entrée en dansant, il joue le soldat qui demande à Rose de se déshabiller. La musique de Léonard Cohen est à fond. Adel lui demande de jeter sa chemise. Lama enlève ses vêtements. La scène prend forme en quelques minutes. C’est presque un miracle, nous rions aux éclats. Houssam enchaîne avec la scène d’Aaron, il est magistral.
 En pleine répétition arrive le tailleur qui doit prendre les mesures des comédiens. Nous arrêtons tout. Plus tard, Faten joue Rose, elle est très émouvante dans sa colère quand elle apprend par sa mère que son père est arabe. Nous sommes épatés, Adel éclate de rire, Faten pense qu’on se fout de sa gueule. Elle quitte le plateau. C’est la panade de nouveau.

A la pause, nous avons eu un long débat sur la fin de la pièce. Dans la première version, Adel fait mourir dans un attentat la soldate israélienne, Rose, la fille de Mohsen et de Léa. Selon les comédiens, cette fin laisse à croire que les deux drames se valent, alors que pour eux, il reste dans cette histoire un dominant et un dominé, un coupable et une victime.

Nous changeons la fin : Rose se suicide.

A ce moment surgit Amer qui nous annonce que Samy vient d’avoir son autorisation. Il sera là demain à 10 heures.Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Les techniciens nous mettent à la porte à 20 heures. Ils éteignent les lumières du théâtre.

On se retrouve au Legacy. Maya nous rejoint. Elle tourne un feuilleton sur Jérusalem à la porte d’Hérode. Elle demande juste un verre d’eau :

– Ce monde est fou, ils disent que ce qui se passe en Syrie, en Tunisie ou en Irak, n’a rien à voir avec l’Islam. Ils sont barbares, non pas parce qu’ils ne savent pas lire le Coran, mais parce qu’ils le connaissent mieux que nous… Daesh est un don du ciel, bientôt tous les croyants vont fuir cette religion. Dieu finira ses jours tout seul…et nous, nous serons débarrassés enfin libres, débarrassés de l’Islam et des musulmans.

 

Mercredi 26 mars

Durant cette singulière journée, je fais une découverte qui va changer ma vie à Jérusalem. A quelques mètres du théâtre il y a une épicerie qui fait un vrai expresso. Ce qui va mettre un terme à la sensation d’exil que je vis depuis des mois.

Les répétitions commencent à dix heures, tout le monde est là ou presque. Nous avons enfin Samy. Nous faisons une lecture des premières scènes que nous n’avons jamais travaillées. Houssam interprète à la perfection Aaron, même s’il en rajoute des fois. Kamel, toujours aussi pointilleux, tient toujours à corriger certains passages. Il maintient que le personnage de Salah ne peut pas être céramiste, mais potier, et qu’il a appris le métier de son père à Hébron, car les Palestiniens de Jérusalem ne font pas de poterie. Je pose la question à Kamel :

– Pourquoi tu insistes tant sur ce détail ?

– Parce que les Arméniens ne sont pas des Palestiniens.

– Tu plaisantes, Kamel, ils sont là depuis le génocide en Turquie.

– Oui, mais nous on est là depuis trois mille ans.

A 17 heures, Samy, que nous avons mis deux mois à faire sortir de Bethléem, s’excuse, il doit se rendre à Naplouse où il produit un spectacle « Popstars».

Je ne décris pas la tête d’Adel.

J’appelle le grand reporter Charles Enderlin qui nous donne rendez-vous rue Hapalmakh, à l’Ouest. Le taxi nous dépose devant un café israélien, bondé. Adel regarde les gens attablés à la terrasse et me chuchote :

– On va se faire lyncher si on évoque notre sujet devant ces gens.

Charles arrive. Il nous dresse très vite un tableau de la situation :

– La Mouqataa, siège de l’Autorité palestinienne, est une cour byzantine où les gens se déchirent. Mahmoud Abbas a quatre-vingt ans et va bientôt mourir. Les banques palestiniennes sont au bord de la faillite, en raison du blocage des taxes palestiniennes par Israël. En Israël, c’est le triomphe des religieux, les électeurs ne font aucune liaison entre la politique menée par le Likoud et leur vie. Ils sont heureux de vivre dans un pays où ils ont Dieu et l’armée. Et les seuls à être lucides sur le désastre de la colonisation ce sont les généraux.

Adel raconte l’histoire de la pièce. Enderlin part dans un grand récit sur le groupe Stern. Nous lui posons la question sur le viol des Palestiniennes par les soldats, dont il est question dans la pièce, il est formel : aucun fait de ce genre n’a été rapporté. Il nous précise que dans les interrogatoires du Shin Beth, une femme ne peut être interrogée par un homme.

Pour résumer la situation, Charles nous assure :

– On peut tout dire de ce pays qu’il y a une colonisation, une occupation, des erreurs, des crimes, des bavures, mais parler de nazisme, non.

Il nous invite chez lui. L’immeuble est en plein travaux. Des ouvriers palestiniens s’affairent dans le hall.

– Je suis le seul à leur dire bonjour.

L’appartement est truffé de caméras de surveillance. Depuis qu’il a diffusé en 2000 un reportage sur l’enfant, Mohamed Durah, mort dans les bras de son père, tué par l’armée israélienne, Enderlin fait l’objet d’une vraie cabale, et reçoit des menaces de mort tous les jours. Des journalistes et des associations juives françaises lui ont intenté plusieurs procès dont il est sorti vainqueur. En Israël, des organisations juives extrémistes lui ont attribué le prix Joseph Goebbels, alors qu’une partie de sa famille a disparu dans les camps de la mort. Sur la page Facebook « d’Arrêt sur images », on pouvait lire ce genre de messages après la diffusion de ses reportages :

«- Faut organiser un commando et le buter ce connard

– Je crois kil habite toujours sur **** ce batard

– donnez-moi un flingue j’y vais

– T’as son adresse ? Moi je m’ferais un plaisir d’y aller

– Ma bouteille de champagne est toujours au frais : tu crèves quand ?»

Nous retournons au théâtre. Nous faisons un filage de la deuxième partie, les comédiens n’ont toujours pas appris les textes. C’est mou. Ça flotte. Ce n’est pas consistant. Une sensation de grande fatigue.

A huit heures, Amira nous embarque, Adel et moi, pour aller dîner chez elle. Elle habite au dessus d’un couvent orthodoxe une très vieille maison dans le quartier arménien. Les pièces sont voutées, passées à la chaux, les plafonds sont dévorés par l’humidité. Une entrée encombrée de fougères. Une cuisine avec une table recouverte d’une toile cirée à carreaux noirs et blancs.

Nous sommes accueillis par les parents d’Amira et sa sœur. Son fils de quatre ans va animer toute la soirée. Il parle tantôt en anglais, tantôt en arabe, joue de la derbouka, de la batterie et cite des tirades de Hamlet.

Le père d’ Amira est George Ibrahim, figure titulaire du théâtre palestinien. Il a fondé à Ramallah le théâtre al Kassaba qui, il faut le dire, reste la seule structure professionnelle des territoires palestiniens qui accueille aussi bien Ostermeir que Sacha Waltz.

Toute la famille vit là dans l’espoir d’avoir de nouveau une carte de résidents à Jérusalem. En 1967, après la conquête de la ville, Israël élargit et annexe la partie orientale de Jérusalem. Dans les nouvelles frontières municipales de Jérusalem résident 66 000 Palestiniens. L’État Israélien va leur proposer d’acquérir la citoyenneté israélienne, de prêter allégeance à l’État d’Israël et d’abandonner leur identité palestinienne. L’écrasante majorité de Palestiniens va refuser. Ils vont alors se voir accorder le statut de résidents permanents.

Les Palestiniens de Jérusalem-Est ne sont pas des citoyens d’Israël. Ils peuvent à tout moment perdre leur statut de résident. Ils sont considérés comme des résidents étrangers dans leur ville. En effet, tout détenteur d’une carte bleue qui irait vivre hors des frontières municipales peut perdre son statut. Constamment, il doit pouvoir prouver le fait qu’il vit et habite à Jérusalem. Tel est le cas des parents d’ Amira qui ont perdu leur statut de résidents en allant travailler à Ramallah, et qui se sont entassés dans cette maison pour récupérer un jour leur carte de séjour. C’est ce qu’Annah Arendt appelle « désolation » : ressentir le sentiment d’une radicale perte d’appartenance au monde.

 

Vendredi 28 mars

Israël est passé à l’heure d’été.

C’est vendredi, la ville est quadrillée par la police. La répétition est prévue à treize heures. Dans la grande salle des groupes d’ados se préparent pour un spectacle du style « Star Academy ». Pour survivre, le théâtre loue la grande salle à 500 dollars la journée. L’inénarrable Khale tourne en boucle avec « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie, la,la,lalala ».

Les comédiens que l’on croyait en retard étaient en fait à l’heure. Houssam m’apprend que la Palestine n’est pas passée à l’heure d’été comme Israël ; à sa montre il est treize heures.

Adel travaille la scène de l’attentat du King David.

Faten et Lama répètent la scène de la torture où Lama s’adresse à Dieu pour lui demander pourquoi il tolère tant d’injustices. Elle s’arrête et demande à Adel:

– Tu crois en Dieu ?

Adel est surpris par cette question :

– Je ne suis pas pratiquant

Lama lui confie :

– Moi, je ne suis pas croyante du tout.

Samy l’approuve:

– Moi, je ne crois pas, je suis allé en Inde, j’ai lu le Coran, j’ai lu les Evangiles… j’ai du mal avec ces fables.

Lama bloque sur la scène de la torture. Elle n’arrive pas à jouer la peur. Elle affirme qu’une personne torturée ne peut pas éprouver de la peur : on reçoit un coup, au début cela fait peur, après on s’habitue.

Houssam tente de l’aider, il parle de sa détention à la prison de Ber Sheva : ce qui fait peur, ce ne sont pas les coups, mais c’est le silence, le chuchotement des détenus. Kamel, évoque à son tour son expérience, la torture commence dans les véhicules de l’armée. Quand je me fais embarquer, ils me massacrent sur la route, avant l’interrogatoire.

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

 

Samedi  29 mars

A l’aube, le ciel de Jérusalem se remplit d’appels à la prière. Elles montent de partout. Dans la rue de Naplouse, vide, des corneilles ventripotentes se promènent tranquillement sur la chaussée.

Nous arrivons à dix heures au théâtre, convaincus de n’y trouver personne. Nous sommes démentis. Dans la grande salle, Kamel, Faten, Shaden, Lama sont là. Adel demande qu’on fasse un filage de la première partie. Après deux semaines de répétitions, les textes ne sont pas sus. Chacun joue comme il peut, personne n’est dans son personnage. Adel est toujours derrière la régie, il envoie les musiques, monte sur le plateau pour expliquer le geste, le déplacement et l’intonation qu’il faut, avant de reprendre sa place. Mais ça ne marche pas. Ça flotte puis ça coule à pic. A la fin, il appelle Amer pour qu’il juge de lui-même du désastre. Ce dernier arrive. Il jette un coup d’œil sur la salle qui est un véritable capharnaüm, les comédiens ont la tête entre les jambes. Adel écume de rage :

– Cela fait plus d’un mois qu’on a commencé les répétitions, personne ne connaît son texte. C’est tout de même incroyable. Moi, je le dis franchement, je préfère arrêter plutôt que de continuer dans ces conditions.

Samy prend la parole :

– Vous nous demandez trop, pour sortir de Bethléem, je dois me réveiller à 5 heures du matin pour être à Jérusalem à 9 heures. Le soir, je quitte le théâtre à 20 heures, et je ne suis chez moi qu’à 22 heures. Comment voulez-vous qu’on travaille ?

Daoud soulève un autre problème :

– Ce n’est pas notre faute, c’est la faute au texte de Mohamed Kacimi. Nous avons eu tellement de versions qu’on ne sait plus sur laquelle travailler. Les pages ne sont pas numérotées et les caractères sont trop petits.

Toute la troupe approuve :

– Oui, ce n’est pas écrit gros.

Je tente de répondre que texte ou pas, l’excuse est un peu énorme :

– Je vous précise tout de même que caractères gros ou pas, vous avez le texte depuis un mois et qu’en France, les répétitions excèdent rarement trois semaines.

– Oui, mais ici, ce n’est pas la France.

– C’est la Palestine.

– On veut des caractères plus gros

– Et des didascalies en italiques

Adel me regarde :

– Oui, il leur faut un nouveau texte.

Je quitte la salle de répétition. Je travaille sur trois ordinateurs, le mien, celui du théâtre et celui du couvent. Sur les trois bureaux il y a désormais 16 versions qu’il faut fondre en une.

J’y passe la journée.

J’entends l’appel à la prière du crépuscule.

Je fais un saut à l’épicerie du théâtre pour prendre un café. 
Une dame voilée demande au vendeur :

– Vous n’avez pas une eau minérale arabe ? Je ne veux pas d’eau juive pour mes enfants.

– Madame, vous avez Jéricho, c’est une eau palestinienne.

– Mais c’est écrit en hébreu !

– C’est la loi madame, si l’eau arabe n’est pas écrite en hébreu, elle est saisie par les Juifs.

Les comédiens sont sur scène. Ils viennent de finir le filage de la première partie.

J’ai mal aux yeux.

Adel est à la régie.

Amer est au balcon, enfoncé dans un fauteuil.

Les comédiens entament la deuxième partie de la pièce. C’est un miracle. Ce sont d’autres comédiens. C’est une autre pièce qui est là en train de naître sous nos yeux. Ils sont précis, justes, personne ne bute sur un mot ni oublie son texte. Amira est bouleversante dans le rôle de Léa. Elle m’arrache des larmes. Houssam, acteur d’une grande versatilité incarne un Aaron, fourbe, cynique, mais drôle, Shaden, habillée en ashkénaze joue une Myriam, pathétique, humaine et déchirée. Faten et Lama font une paire incroyable. Le niveau de jeu est monté subitement d’un cran ; on ne sait comment.

Le filage se termine au bout de trois heures.

On respire.

Il est vingt-trois heures.

Comme on sent que les choses sont fragiles on a peur de trop féliciter les comédiens. Nous sommes tous réunis dans la salle. Voilà la deuxième phase qui se termine.

Nous n’avons rien mangé depuis ce matin. Amer appelle le restaurant Askedenia et lui demande de nous recevoir. Il faut faire vite. Nous fermons le théâtre, Amer nous embarque et nous dépose quelques minutes plus tard au restaurant qui est sur le point de fermer.
 Adel demande un plat épicé et moi des blinis à la crème. On trinque à notre fatigue. L’envie de dormir sur la table. Je n’ai pas faim. J’avale deux piments très forts et je propose alors à Adel d’arriver une semaine plus tôt au mois de mai afin de faire travailler les comédiens sur le texte.

Son visage s’illumine. Nous n’avons pas d’autre solution. Notre hôtel est à 300 mètres. Nous demandons un taxi.

 

Dimanche 30 mars

Le théâtre est vide. Amer est seul dans son bureau. Il regarde son ordinateur, consulte des documents, énumère des postes budgétaires. Il ajuste son catogan :

– J’ai bien fait les comptes, c’est vrai que le théâtre d’Ivry et la Région Île-de-France mettent beaucoup d’argent sur cette production, mais le Théâtre National Palestinien n’a pas de quoi acheter une bougie. Il y a une semaine, j’ai été à la banque pour faire un emprunt personnel afin de payer les régisseurs. La semaine prochaine, nous n’aurons pas d’électricité, car il reste 15 000 shekels de dettes, nous devons aussi 10 millions de shekels de loyer à la ville de Jérusalem…Je vous le dis mes amis, je ne peux pas signer le contrat avec Ivry, car je n’ai pas un kopek.

Adel, qui est au sous-sol depuis deux semaines, descend de quelques étages supplémentaires :

– Cela veut dire que si la création s’arrête, je vais devoir rembourser de ma poche les frais engagés.

Nous voilà revenus à la case départ.

Adel refait les calculs, revoit les postes budgétaires.

Un ange passe, puis deux, puis trois. Amer fixe une dernière fois l’écran, se lève et serre la main à Adel :

– C’est parfait, je signe.

Que s’est-il passé entre temps ? Rien ! Ce sont les mêmes chiffres, le même tableau Excel. Aucun kopek n’est tombé dans les caisses du TNP, au moment de la négociation, aucun mécène n’a fait un chèque, mais le contrat est enfin signé. Comment ? Seul Dieu le sait !

Nous avons commandé un sherout la veille. Adel semble très fatigué. Depuis des jours, il a du mal à parler. Nous embarquons pour Paris en silence.

 

Vendredi 1er mai

Je reprends le chemin de Jérusalem seul. Il pleut. La rue de Charenton est vide. Hicham, le chauffeur de taxi, m’attend. Ce matin, il n’est pas très bavard. Il me raconte quand même ses vacances à Hammamet :

– Ma femme est française, elle travaille à la BNP. Elle n’aime pas le Maroc, parce qu’ au bled, je parle en arabe avec ma mère et ça l’énerve. Mais elle est amoureuse de la Tunisie. Si ça ne tenait qu’à elle on passerait notre vie en Tunisie. Je voulais qu’on aille en Thaïlande, mais elle voulait Hammamet. On est arrivés juste après l’attentat du Musée Bardo. Il n’y avait personne, c’était vide. Tellement vide que, le soir au lit, on avait peur de faire du bruit. On pouvait nous entendre à travers tout le pays.

L’airbus d’Air France est plein. Des bébés braillent. Nous atterrissons en fin d’après midi à Tel Aviv. Surprise, la salle d’interrogatoire avec le distributeur de Coca vient d’être murée. C’est un pan de ma mémoire des lieux qui tombe. Je ne sais le nombre d’heures que j’ai passées dans ce Sas.

A l’aéroport Ben Gourion, les contrôles n’obéissent à aucune règle, aucune logique. En 2005, j’avais fait un séminaire sur le théâtre à l’Université. A la sortie, j’étais pourtant accompagné par l’attaché culturel à Tel Aviv, un agent de sécurité a pris mon téléphone portable pour copier la carte Sim avant de confisquer mon ordinateur pour une semaine. Un an plus tard, avec un groupe d’auteurs, j’ai tenu à rendre visite à Juliano Mer Khamis dans son théâtre à Jénine. Il menait les répétions avec les enfants comme un officier de Tsahal. Il les dirigeait en arabe avec un très fort accent israélien.

Dans sa chambre en désordre, des murs en béton nus et un simple matelas par terre, il nous raconte son parcours :

« Ma mère, Arna, est née en 1930 en Galilée. Son père avait éradiqué la malaria en Galilée. Sa famille était originaire de Lituanie et la plupart d’entre eux ont été brûlés en 1942. En 1948, ma mère rejoint les brigades Palmakh, très sionistes. Elle est chargée de chasser les bédouins du Néguev. Confrontée à cette violence, elle renonce à son idéal sioniste, pourtant elle ne reniera jamais cet engagement. Elle quitte l’armée israélienne et rencontre mon père, Youcef Saliba, un journaliste palestinien de Nazareth. A l’époque, toutes les villes arabes d’Israël vivaient sous la loi martiale. Mon père militait avec ma mère au parti communiste israélien. Il est arrêté et emprisonné de 1957 à 1962.

Moi, j’ai commencé à faire du théâtre très jeune avant de faire du cinéma. En 1988, ma mère décide de quitter Haïfa pour s’établir dans le camp de Jénine où elle ouvre un théâtre pour enfants. Arna a formé une génération de jeunes comédiens, mais elle est morte en 1994. En 2002, l’armée israélienne a investi le camp et a rasé le théâtre. Je suis revenu huit ans plus tard pour découvrir que tous les enfants que ma mère avait formés au théâtre s’étaient fait exploser en Israël. J’ai décidé de leur consacrer un documentaire, Les Enfants d’Arna, pour comprendre les choix faits par des gamins que j’ai aimés, avec qui j’ai tant travaillé.

Après avoir fait son service militaire dans les unités d’élite de l’armée israélienne, Juliano, qui avait une gueule d’enfer, tourne dans de nombreux longs métrages, notamment ceux d’Amos Ghitaï. Il s’était produit également sur les planches des grands théâtres de Tel Aviv, comme Beit Lessin ou Habima. Au sommet de la gloire, Il largue tout et pose ses valises dans le camp de refugiés de Jénine, où il va travailler dans un dénuement total. Son théâtre est rasé de la carte en 2002, il le reconstruit. En 2009, il est incendié à deux reprises par les islamistes qui n ’avaient pas apprécié sa mise en scène de la pièce « La Ferme des animaux » d’après le roman de George Orwell. Il avait fait jouer à des palestiniens des rôles de cochons.

A la fin de la journée, Juliano m’annonce qu’il me réservait une surprise. Il nous embarque dans un fourgon et s’engage dans les dédales du camp de Jénine. Nous nous arrêtons devant un immeuble. Au deuxième étage, il nous fait entrer dans un appartement vide, et nous demande d’attendre. Il s’absente un moment et revient accompagné par un beau jeune homme, brun, au visage légèrement brûlé, encadré par deux garçons armés. Le jeune homme m’embrasse :

– Je suis Zakaria Zoubeidi. Juliano m’a parlé de toi, je voulais te rencontrer pour discuter de théâtre.

Mon sang n’a fait qu’un tour. Zakaria était à l’époque à la tête de l’une des fractions les plus radicales de Palestine, « les brigades al Aqsa ». Il était l’homme le plus recherché d’Israël. Enfant, il faisait partie de la troupe d’Arna. En 2002, lors de l’invasion de Jénine, l’armée israélienne rase sa maison et tue sa mère. Il avait 26 ans. Il entre alors dans la clandestinité.

Zakaria prend une chaise, sort de son blouson un revolver et deux Nokia qu’il range sur la table. Il est encadré par ses deux gardes du corps qui nous fixent en jouant avec leur flingue. Debout dans un coin, Jules regarde Zakaria, avec admiration, je dirais même avec extase. Il faut dire que Zoubeidi est le dernier survivant de la troupe d’Arna. Zakaria me parle de son amour de Shakespeare et de la scène, comparant la précision de tireur face à sa cible à celle du comédien qui vise le public. Il veut déposer les armes pour refaire du théâtre. Durant tout l’entretien, j’ai les yeux fixés sur les portables qui n’arrêtent pas de vibrer. Je savais que très souvent les activistes palestiniens sont repérés et tués à cause de la carte Sim qui les trahis. A la moindre incartade c’est un missile qui leur tombe sur la tête. A chaque fois que les téléphones vibraient je regardais le plafond.

Zakaria sera amnistié un an plus tard par l’armée israélienne et rejoindra le théâtre de Jénine. Mais le 5 avril 2011, Juliano tombe sous les balles d’un homme masqué alors qu’il sortait du théâtre avec son enfant nouveau-né. Il venait d’avoir 52 ans, l’enfant terrible du théâtre de Jénine qui se disait 100% juif et 100% palestinien.

Un an plus tôt, lors d’un passage à New York, il confiait à l’écrivain libanais, Elias Khoury, qu’il allait mourir par balles.

 

Samedi 2 mai

’ouvre les yeux à l’aube. Juste après l’appel à la prière. Une grande lumière inonde le cloître désert. Dans le foyer, j’ai l’impression de retrouver les mêmes visages, des Anglais à collier de barbe et de vieilles dames en jupes bleues plissées. Vers 9 heures, je me rends au théâtre. Amer est là qui me donne les nouvelles : Samy vient d’avoir enfin l’autorisation de sortie de Bethléem, il doit passer demain la récupérer au poste militaire, mais les comédiens rouspètent car Ivry ne leur a pas viré leurs salaires.

Les comédiens finissent par arriver. Depuis un mois, j’ai fait circuler le texte entre eux afin que chacun puisse y ajouter ses corrections. En principe, nous devions avoir aujourd’hui une version finale qui ne bougera plus. Nous entamons une lecture à la table ; là je me rends compte que chacun a réintroduit des modifications sans tenir compte du tout de son partenaire. Tout est à refaire ! En fin de journée, je décide de faire un tour dans la vieille ville.

Des bennes d’ordures brûlent sur Naplouse Road. Un nuage de poussière blanc recouvre la descente vers la Porte de Damas que les Palestiniens appellent toujours « Bab al Amoud » qui signifie en arabe : « Porte de la colonne ». On ignorait la raison de cette appellation, jusqu’à ce que les archéologues découvrent les vestiges d’une colonne romaine, érigée au temps d’Hadrien et qui se trouvait sur une place située derrière les remparts actuels de la ville construits par Soliman le Magnifique.

Dans cet entonnoir de pierres qu’est la Porte de Damas, on retrouve les bas-fonds de ce qui subsiste de la Palestine : voleurs à la tire, vendeurs de portables volés, dealers en Nike et indics en jeans-baskets. Je m’apprête à franchir la porte quand j’entends de grands cris. Une patrouille de soldats, trois hommes et deux femmes blondes, est entourée par une bande d’enfants d’une dizaine d’années. Ils traitent les soldats de tous les noms. Ces derniers lourdement armés sont, bizarrement paniqués. Ils se collent les uns aux autres, forment un cercle, crient dans leur talkie walkie. Les enfants s’approchent d’eux et continuent à les injurier. La foule se fige. Les enfants encerclent la patrouille, ils ont le nez sur les canons des fusils. Le plus âgé des militaires relève son Uzi et l’arme. Un silence terrible se fait sur la place. Personne ne bouge. Une soldate hurle en hébreu. Elle tire son collègue par la chemise et l’entraîne hors de l’amphithéâtre. Les enfants applaudissent et disparaissent en courant. La foule se remet en marche. Le brouhaha reprend. Je renonce à ma balade et reviens sur mes pas.

L’un des chroniqueurs israéliens, Nahoum Barnea, l’éditorialiste de Yedioth Aharono, évoquait ce phénomène suicidaire chez les enfants palestiniens : « Ils ne meurent pas pour devenir les martyrs de la Palestine, de l’Islam, ou pour tuer des juifs. Ce sont les martyrs du désespoir . Ils veulent mourir et les soldats sont l’instrument de leur suicide. Au contraire de la précédente vague de terrorisme où les militaires étaient leur cible. Une gamine de douze ans s’est présentée à un barrage. Portant un sac qui ne contenait ni arme ni couteau, elle n’a pas obéi aux soldats qui lui criaient de s’arrêter. Ils ont ouvert le feu. Aux enquêteurs, elle a expliqué « Mon père gagne un salaire de misère à la municipalité de Kalkilya. Ma mère est au chômage. Je voulais mourir ». Elle s’en tire avec une blessure au genou.

Barnea poursuit : « Après cinquante ans d’occupation, chaque jeune Palestinien a un problème personnel. La mort d’un proche ou son emprisonnement. L’humiliation aux barrages. La pression imposée par le Shin Beth, par Tsahal ou par les services de sécurité palestiniens. Les familles désunies etc. Les problèmes sont les mêmes mais la solution est différente pour ces adolescents. C’est d’être martyr ».

 

Dimanche 3 mai

Samy nous appelle, il est à Aman, il a pris le bus pour traverser le pont Allenby. Il devrait être à Jérusalem vers midi. Le pont Allenby, qui sépare la Cisjordanie de la Jordanie, est le seul point de passage possible pour les Palestiniens. Comme l’écrit le quotidien Le Monde, « le pont Allenby est un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie, corruption et tyrannie sécuritaire ». La traversée de ce pont est une vraie via dolorosa. Les Palestiniens qui arrivent de Jordanie déposent leurs bagages sur un tapis roulant, puis accèdent à un guichet. Ils y achètent leur billet de bus et entrent dans la salle de départ. Ils attendent que leur numéro soit appelé puis, « carte de départ » en main, ils récupèrent leurs bagages et montent dans le bus qui les emmène au « pont israélien ».

Sur les quelques kilomètres qui séparent les deux terminaux, le bus subit plusieurs contrôles. Avant d’entrer en territoire israélien, il s’arrête devant un barrage dans l’attente qu’un soldat israélien actionne la barrière. Puis, nouvel arrêt devant un abri où les passagers doivent descendre. Les cartes d’identité sont contrôlées, le bus fouillé, puis les voyageurs remontent pour être emmenés au « pont israélien », derrière un dernier check point. Les passagers attendent le signal d’un agent armé pour descendre ; ils s’engagent avec leurs bagages dans une allée en chicane menant à des tapis roulants où ils déposent leurs valises. Celles-ci sont étiquetées d’un code-barres également apposé sur le passeport. À un premier guichet, les passagers présentent leurs passeports sur lesquels un employé met un numéro indiquant si une fouille doit être effectuée. À l’intérieur de la salle, un nouveau dispositif en chicane mène à deux portiques et scanners. Les passagers posent leurs bagages à main, passent le portique ; certains sont emmenés pour fouille et interrogatoire. Puis ils se répartissent dans les queues aux guichets d’entrée. Ils présentent leurs papiers : après contrôle et parfois quelques questions, ils espèrent que leur passeport sera tamponné et qu’ils pourront avancer vers la sortie. Certains sont priés de s’asseoir sur des sièges en métal disposés en carré devant les guichets, et d’attendre qu’on les appelle pour des vérifications plus poussées. Enfin, si le code-barres l’indique, les valises sont éventuellement fouillées. Les passagers passent enfin par la douane israélienne puis prennent le bus pour Jéricho.

Pour franchir ce poste frontière, chaque palestinien met 8 heures les beaux jours et 10 heures les jours d’affluence. Un Paris-Marseille pour parcourir 40 mètres.

C’est en traversant ce pont, que le vénérable Régis Debray est tombé amoureux d’Israël. Comme il l’écrit dans son Un candide en Terre Sainte : « Côté jordanien, il y avait des Arabes moustachus qui sentaient le tabac froid, et quand je suis arrivé au poste israélien, j’ai rencontré des ashkénazes blondes qui fleuraient bon le Chanel numéro 5, j’ai senti que je foulais enfin une terre civilisée ». A chacun son chemin de Damas.

Au théâtre nous attendons Samy qui doit traverser ce pont. A midi, il nous appelle pour annoncer qu’il ne pourra jamais être dans la journée à Jérusalem. Devant lui il y a vingt bus qui arrivent de la Mecque et qui sont bloqués côté jordanien.

Jérusalem / © Nabil Boutros

Lundi 4 mai

Samy est enfin là. Le théâtre reçoit des groupes scolaires. Un immense brouhaha. Les techniciens fabriquent les décors. Sahar, chorégraphe de Haïfa, nous a rejoints. Elle veut travailler les scènes avec Samy et Shaden. Elle prend la grande salle. Je reste avec les autres comédiens pour vérifier les dernières retouches du texte. Soudain, Shaden nous rejoint dans la salle de répétition, elle s’installe sur les gradins, ne veut parler à personne.. Amer arrive et lui demande de quitter le théâtre si elle refuse de travailler. Elle s’en va. Le filage tombe à l’eau.

 

Mardi 5 mai

Shaden a repris les répétitions avec Sahar. Les salles sont occupées par les scolaires. Je reste avec les comédiens dans une petite pièce au premier étage. Amira appelle alors pour m’annoncer qu’elle ne peut pas assister aux répétitions, elle doit se rendre au tribunal qui doit trancher sur la garde de son fils.`

 

Mercredi 6 mai

Je passe la journée dans la petite salle à faire travailler Lama, Faten, Shaden et les autres. Je tente de travailler, je cours après les uns et les autres. A la fin de la journée, je me réfugie à l’Ouest

 

Jeudi 7 mai

L’équipe s’est étoffée de Georgina, metteure en scène, qui va assister Adel et qui, avec sa rigueur et son exigence, remettra la troupe sur les rails. Le filage commence très tard, car Shaden et Faten étaient bloquées au check point de Ramallah. Nous commençons enfin les répétitions, la chorégraphe lance les CD, mais on se rend compte que le lecteur de la grande salle ne prend pas en charge le MP3. Nous laissons tomber la musique.

Les comédiens entrent en scène, personne n’a en tête la succession des scènes. C’est un vrai bordel. On arrête tout on décide de faire une italienne. A la dernière scène, Kamel et Daoud s’éclipsent du théâtre sans prévenir.

J’apprends heureusement qu’Adel vient d’arriver. Je le rejoins au Legacy. Nous prenons des pâtes et, au lieu d’évoquer la pièce, je l’écoute parler avec passion de la rencontre du Barça et du Real. Dieu sait que je hais le foot. Mais depuis ce jour-là, grâce à Adel Hakim, je sais tout de Messi.

 

Samedi 9 mai

Presque tout le monde est au théâtre, une partie du décor vient d’être installée. Sur l’écran vidéo on voit enfin en jaune le titre de la pièce « Des Roses et du Jasmin ».

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Sahar la chorégraphe intervient pour dire qu’elle n’en peut plus. Chaque jour, elle fait un trajet de 4 heures entre Haïfa et Jérusalem, elle prend un bus, un train puis un taxi. Elle aimerait bien qu’on lui trouve avec ses collègues, Samy et Lama, un logement sur Jérusalem. Amer lui explique qu’aucun propriétaire à Jérusalem-Est n’accepte de louer à des garçons et des filles ensemble.

Lama de son côté nous confie qu’elle n’ose plus sortir du théâtre. Comme elle est habillée très court, chaque fois qu’elle emprunte la rue Saladin, elle se fait traiter de pute et cracher dessus par les hommes et les femmes.

Samy nous appelle alors. Il a franchi le check point mais il a perdu son laissez-passer.

Adel monte sur le plateau :

– Si vous n’êtes pas au top, je ne suis pas obligé de vous prendre, des gens vont venir de France, d’Italie, de Belgique, je ne veux pas prendre de risque. C’est clair entre nous.

Nous travaillons trois heures d’affilée, les scènes défilent. Le filage est presque parfait.

Les comédiens restent dans la salle. Personne ne fume, personne ne fait sa prière. Arrive le moment où on joue la scène de la proclamation de l’Etat d’Israël. Un drapeau israélien apparaît en plein écran. Houssam se retourne et le découvre, surpris :

– Tiens, tiens, tiens, le public va adorer ton idée Adel.

Georgina à la régie sourit :

– La dernière fois, un drapeau américain sur scène a provoqué l’émeute.

 

Dimanche 10 mai

Un ciel gris. Il fait froid. Les comédiens sont sur le plateau, ils s’échauffent.

On travaille la deuxième partie. La journée se passe très bien. Tout le monde a appris son texte. Les scènes sont inégales. A 18 heures, Benjamin arrive de Paris, il doit monter le décor. Le Théâtre des Quartiers d’Ivry a envoyé quatre caisses de 700 kilos qui sont à l’aéroport de Tel Aviv. Le régisseur doit impérativement repartir sur Paris le vendredi. Le théâtre étant pris le mercredi, il ne nous reste qu’un jour pour tout monter.

Vers dix heures, nous recevons un mail de l’attaché culturel qui nous annonce que le décor ne sera livré que la semaine prochaine. Nous pensons de suite que les autorités israéliennes ont bloqué le décor afin d’ empêcher le spectacle d’avoir lieu. Panique. Après plusieurs coups de fil, il s’avère que le problème vient plutôt du Consulat de France à qui il faut plus de trois jours pour remplir les formulaires de douane, car ils sont en hébreu.

J’appelle Anthony qui est à Gaza. Il promet d’intervenir auprès de l’agent consulaire chargé de ce genre de démarches. Vers midi, le Théâtre des Quartiers d’Ivry nous confirme que, d’après le transitaire, le décor sera à Jérusalem le mercredi.

Nous reprenons les répétitions et arrivons à la scène finale qui pose problème dès le début. Dans la version initiale Adel avait imaginé le retour des morts sur scène, Salah et John, qui témoignent du désastre du conflit et jettent des fleurs sur les tombes des victimes juives et arabes. Les comédiens refusent de la jouer. Nous provoquons un débat. Georgina prend la parole la première :

– On ne peut pas dire à la fin au public, bonsoir, toute cette histoire du conflit israélo-palestinien vient d’un manque d’amour. Nous ne sommes pas à la maternelle.

Faten est du même avis :

– J’ai participé aux deux intifada, nous vivons sous l’occupation. Nous ne pouvons pas tenir ce discours de réconciliation. Le fossé est tel aujourd’hui qu’aucun espoir n’est possible.

Amira a un avis plus nuancé :

– A quinze ans, j’avais déjà vu tellement de gens mourir sous mes yeux… A seize ans, j’ai été emprisonnée. Je traite aujourd’hui avec les Israéliens, non pas parce que je suis une salope, mais parce que je suis un être humain.

Daoud, lui, est plus vindicatif :

– J’ai vu des soldats israéliens pouffer de rire en faisant des cartons sur des enfants palestiniens. Je ne comprends pas ce dénouement.

Alla, qui est le cadet de la troupe, trouve la fin très belle.

Houssam lui n’est pas du tout du même avis :

– Moi, je suis tellement dans la peau de mon personnage sioniste, Aaron, que lorsque je me regarde dans le miroir, je me dis qu’est-ce qu’il manigance cet Arabe ? Il faut une fin claire qui exprime notre défaite. Nous sommes un peuple de vaincus. Il faut accepter notre défaite. Admettre que nous ne sommes pas des héros. On ne peut rien construire si nous n’intégrons pas cette réalité amère. Comment voulez-vous faire la paix alors que vous avez des enfants qui naissent aux check point ? Moi, je passe ma vie devant les tribunaux pour arracher mon fils aux griffes de la police israélienne. Mes enfants, je leur ai foutu une raclée cet été pour qu’ils ne sortent plus manifester, ils s’en foutent, hier, ils étaient dans la rue pour braver les soldats…

Adel propose qu’on garde la fin telle quelle.

La proposition se heurte au refus de tous. Impossible, on ne peut pas ressusciter, John, l’officier anglais à la fin, même s’il a été assassiné par les extrémistes de l’Irgoun.

Je propose alors que Léa tue son oncle Aron pour venger la mort de ses deux filles.

Personne n’est d’accord avec moi :

– Impossible, on ne peut pas tuer Israël comme ça. Aaron c’est Israël et Israël est invincible. Et si Léa tue Aaron, cela veut dire que la solution viendra d’une juive.

– Mais Léa est mariée à un Palestinien ?

– Oui, mais aux yeux des Juifs, elle est Juive.

Nous sommes dans une belle impasse. Adel, rivé à la régie, se lève précipitamment :

– Je vais aux toilettes. Je vous laisse faire. Trouvez la fin qui vous arrange. Moi, j’ai donné.

Houssam reprend la parole :

– On ne peut pas mettre la mort de Rose, l’Israélienne de père palestinien, et Yasmine, sa sœur, sur le même plan.

Au bout de quelques minutes Adel revient le visage illuminé :

– C’est bon on coupe tout. On termine sur une image, Mohsen, le père palestinien, apprend la mort de ses deux filles, Yasmine et Rose, il avance et crache au visage d’Aaron. Noir.

Tout le monde approuve la proposition.

On tente d’ essayer cette fin. Mais Kamel s’est absenté pour faire sa prière. Adel s’emporte :

– S’il n’ y a pas de bébé à garder, c’est Dieu qu’on lange dans ce théâtre.

Il prend une cigarette et m’assure :

– C’est la dernière fois qu’on fait quelque chose ici.

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Mercredi 13 mai

Le décor est arrivé in extrémis. Benjamin s’est arrangé pour tout monter avec les deux techniciens. Le cadre pèse trois cent kilos, le théâtre n’a pas de moteurs, il a fallu acheter des poulies.

Vers dix-sept heures, on pénètre dans la salle, les grandes caisses d’Ivry sont ouvertes, un grand cadre en aluminium trône sur la scène. On place les paravents. On est sauvés !

 

Samedi 16 mai

Amira arrive en retard. Elle a de la fièvre. Elle quitte le théâtre. Les répétitions tombent à l’eau. La grande salle est occupée par des scolaires qui jouent du tambour.

 

Dimanche 17 mai

Il fait très chaud. C’est aujourd’hui la fête de Yom Yeroushalaïm, qui célèbre la «réunification» de la ville en 1967. Des groupuscules extrémistes profitent de cette occasion pour réclamer l’annexion des quartiers arabes de la ville. Je quitte le théâtre en vitesse. Je descends la rue de Naplouse. D’habitude, dans ce secteur oriental de la ville on ne croise pratiquement pas de gens en kippa. Mais là, à l’angle de l’hôtel Legacy, une assemblée de colons fait la fête, protégée par une patrouille de soldats.

En bas, je tombe sur ce spectacle incroyable, la porte de Damas n’est plus qu’une marée de drapeaux bleus et blancs. L’accès à la porte est interdit par des barrières bleues et derrière ont pris position des soldats et la cavalerie. Un secouriste me prévient :
 la vielle ville est interdite aux non-Juifs jusqu’à 21 heures. Un groupe de touristes exhibent leurs passeports en criant qu’ils sont chrétiens et qu’ils veulent visiter le Saint Sépulcre. Les soldats les repoussent en hurlant : « Jewish, only, Jewish, only ».

Dans le ciel bleu flotte un dirigeable qui filme et enregistre le moindre battement de cœur dans la cité.

La veille ville est investie par des jeunes venus des colonies. Tous les magasins arabes ont fermé. Les jeunes, coiffés de kippa et revêtus de drapeaux israéliens, courent dans les rues désertes de la ville arabe en scandant : « A mort les arabes ». La veille, le vice-ministre de la défense Rabbi Eli Ben Dahan a déclaré : « Les Palestiniens sont des bêtes, ils ne sont pas des êtres humains, ils ne méritent pas de vivre ».

 

Lundi 18 mai

Je dois commencer mon atelier d’écriture ce matin. J’ai travaillé tard pour préparer les exercices. On a mis à ma disposition la grande salle, 400 places. Le Théâtre National a fait passer une annonce sur Facebook avec le descriptif de la formation en anglais, en français et en arabe. 172 personnes se sont inscrites. A 11 heures, je me retrouve avec trois personnes. Un costumier qui travaille sur les transsexuels, une infirmière de l’hôpital psychiatrique qui veut écrire une pièce sur la névrose phobique et une étudiante voilée passionnée par les suicides après l’échec au bac. L’atelier fait long feu.

 

Mardi 19 mai

C’est la canicule. Je passe la matinée à vérifier les surtitrages. Comme les comédiens changent tout le temps le texte, il est impossible de fixer quoi que ce soit. En fin de journée, l’ancien administrateur du théâtre, Jamal Ghouchi, nous propose de nous emmener à Jéricho qui est à 30 kilomètres de Jérusalem. Il fait nuit. L’air est lourd. Nous prenons la voiture. A l’entrée de Jéricho, il y a le grand panneau rouge écrit en blanc qui prévient les Israéliens qu’il ne doivent en aucun cas franchir cette limite qui marque l’entrée en territoire palestinien. Nous faisons un tour dans l’oasis qui ressemble à un village du Far West abandonné. Coupée des autres localités palestiniennes, comme le reste, Jéricho tombe en ruine, sans trompettes ni murailles. Des boutiques vides, des cafés bondés, des trottoirs défoncés, et des mosquées pleines à craquer. Nous dinons à la terrasse d’un restaurant qui a des allures de cour de récréation. Des enfants courent entre les tables et des bébés pleurent. Adel est muet depuis un moment. Jamal demande un narguilhé surmonté d’un véritable brasero. Il fait très chaud. Le houmous flotte dans l’eau et le kebab ne passe pas. Jamal nous parle de ses déconvenues avec le TNP, puis nous met en garde :

– C’est vraiment formidable votre travail. Mais vous oubliez une chose, il n’y a personne pour le théâtre à Jérusalem, si vous faites une deuxième représentation nous n’aurez pas plus de trois chats dans la salle. L’idée des trois heures de spectacle est magnifique, on n’a jamais vu ça ici, mais si vous faites un entracte personne ne va revenir. Vous allez vous retrouvez tous les deux, tous seuls. Je ne sais même pas si les comédiens vont rester avec vous pour la deuxième partie de la pièce.

 

Mercredi 20 mai

Le Théâtre National Palestinien dispose de deux salles de spectacle et d’un atelier qui sert désormais de fumoir. Au premier étage, il y a des toilettes et des bureaux vides. On y croise parfois la charmante secrétaire que nous avons surnommée YouTube, tant elle est attentive à toutes les émissions de The Voice. Profitant d’un moment de répit, Adel, naïf impénitent, est allé la voir ce matin pour lui demander si le théâtre avait bien lancé des invitations pour la première. Elle a enlevé ses écouteurs pour lui dire :

– De quelle création vous parlez ? Je ne suis pas au courant.

Nous soumettons le problème aux comédiens :

– Nous sommes à une semaine de la création et nous n’avons pas l’ombre d’un carton ou d’une affiche.

Kamel prend la parole :

– C’est à la direction du théâtre de s’occuper de cette tâche.

– Mais quelle direction, il n y a personne dans ce théâtre.

– 
Justement, et c’est pour ça que personne n’est au courant de cette pièce.

– Qu’est ce qu’on peut faire ?

– Il faut faire une réunion avec la direction.

– Mais on vient de dire que la direction n’existe pas.

– Donc, nous n’allons avoir personne.

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Jeudi 21 mai

Nabil Boutros, le photographe et traducteur, et Dominique, la costumière, nous ont rejoint hier. Nous avons décidé d’être très tôt au théâtre. Là, nous nous rendons compte que tous les panneaux en plexiglas qui servent de décor sont abimés. Pour nettoyer la silicone qui les collait aux cadres, les techniciens ont utilisé de l’alcool qui a laissé de grandes taches sur les panneaux. Dominique s’est installée dans un réduit où se trouve une machine à coudre. Nous faisons un filage de la première partie du spectacle qui se passe bien.

A midi, à la pause déjeuner, un jeune Palestinien très hard rock, jean, santiags, cheveux dégoulinants de gel demande à l’un des vendeurs de la supérette ;

– Je voudrais deux condoms , s’il vous plaît.

L’épicier entre dans une grande colère :

– Mais tu te crois où ? A l’Ouest, chez les Juifs ? Tu ne vois pas qu’il y a des femmes et des enfants dans la boutique. Nous ne vendons pas ce genre de saloperie, nous sommes des gens propres, nous, nous n’avons pas cette maladie. Va chez les Juifs.

Les femmes acquiescent :

– Va au diable, va !

 

Vendredi 22 mai

Comme le spectacle semblait sur les rails, je me suis proposé d’aller animer un atelier d’écriture à Bir Zeït, sur les hauteurs de Ramallah.

Il faut prendre un bus «arabe» de la porte de Damas à Jérusalem. Passer le check point de Qalandiya, forteresse de barbelés et de miradors qui portent des traces d’émeutes et d’incendie. Les check point sont des points de contrôle fortifiés, contrôlés par l’armée et qui jalonnent toute la Cisjordanie. Enfants, femmes, vieillards doivent, pour aller d’un point à un autre, passer par les scanners et montrer patte blanche. Au total et chaque jour 200 000 personnes transitent par ces points de contrôlés tenus par des jeunes soldats, filles et garçons ayant entre 18 et 24 ans, armés jusqu’aux dents, le doigts sur la gâchette en permanence. Depuis 1987, plus de 500 check points ont été implantés sur les territoires palestiniens. Le passage dépend de l’humeur et du bon vouloir des soldats.

Selon l’association israélienne Betselem, en mars 2015, il y avait 60,92 kilomètres de routes en Cisjordanie réservés uniquement aux colons. Israël interdit également aux Palestiniens de traverser certaines de ces routes dans un véhicule, ce qui limite leur accès aux routes à proximité. Dans ce cas, les Palestiniens doivent sortir du véhicule, traverser la route à pied, et trouver un autre mode de transport de l’autre côté.

Enfin, Israël est le seul pays au monde où les distances ne sont pas les mêmes pour tous. Si un colon met 40 minute pour parcourir les 30 kilomètres qui séparent Jérusalem de Hébron, un palestinien mettra parfois plus de 5 heures pour parcourir la même distance car il doit emprunter les routes de contournement arabes, dessinées exprès pour éviter les colonies. Dernier détail, les routes des colons passent toujours au dessus des routes arabes. Dans ce processus d’occupation tantôt sournoise, tantôt violente, on se rend compte qu’après avoir pris la terre et l’eau des palestiniens, Israël occupe et dévore le temps qui leur reste. On peut dire qu’aujourd’hui un Palestinien consacre plus de la moitié de sa vie à régler ses problèmes avec l’administration ou l’armée israélienne.

A Bir Zeït, tout en haut, on entend en même temps le clocher des églises et la voix du muezzin. Nous sommes dans une localité où il reste quelques chrétiens. Depuis 1948, les villes palestiniennes se vident peu à peu de cette communauté et on peut dire que les chrétiens sont en voie d’extinction en Terre Sainte. Il sont aujourd’hui au nombre de 50 000 en Cisjordanie. Les Chrétiens de Jérusalem en 1922 étaient légèrement plus nombreux que les musulmans, 15.000 contre 13.000. Aujourd’hui, leur nombre est de moins de 2% de la population de la ville. Victimes de l’occupation israélienne mais aussi en butte à l’hostilité des musulmans, et à la haine des islamistes, les chrétiens choisissent la voie de l’émigration, d’autant qu’ils obtiennent facilement des visas des pays européens ou des Etats Unis. Mais c’est tout l’Orient qui est en train d’effacer le souvenir du Christ.

Maya m’accueille devant les locaux de Palestinian Workshop qu’elle dirige. Elle a tout préparé, café, gâteaux et fruits. Dans la grande salle, une dizaine de personnes. Je demande à chacun de me raconter l’histoire qu’il veut écrire. Il est beaucoup question d’occupation et d’enfances. J’insiste, comme à chaque fois, pour que les participants sortent des thèmes convenus : le check point, les prisonniers, l’intifada. Ecrire pour le théâtre c’est écrire contre soi. L’occupation explique une partie des problèmes qui gangrènent la société palestinienne, mais elle ne les justifie pas tous. Aymane, un jeune de vingt ans, se lance le premier :

– Je ne sais pas si vous avez remarqué à Ramallah, les voitures de la police palestinienne sont la photocopie des israéliennes. Les mêmes couleurs, blanc et bleu, le même modèle de véhicule, et les policiers sont aussi la copie conforme des autres, crânes rasés, Ray Ban. J’ai été arrêté il y a quelques mois par notre police pour un motif dérisoire, ils m’ont fait descendre dans une cave. L’officier qui avait passé huit ans dans les prisons palestiniennes a enlevé sa ceinture et s’est mis à me battre. Il ne savait même pas pourquoi j’étais là. A un moment, il s’est mis à m’insulter en hébreu, « sale arabe », j’avais le dos en sang, et avant de m’évanouir, j’ai eu la force de lui dire qu’il se trompait qu’il n’était pas israélien, il s’est excusé, il s’est arrêté une minute, avant de reprendre la séance de torture en arabe, et là, il frappait plus fort.

Amal, professeure, la trentaine, prend la parole à son tour. La voix nouée elle raconte :

– Il y a un an, j’étais avec mes deux enfants au check point, ils étaient en retard pour l’école, un soldat a refusé de nous laisser passer, sans motif, il était de mauvaise humeur. J’ai insisté, je l’ai supplié, il ne voulait rien entendre, il nous a bousculés, et à la fin il nous a chassés à coups de pied. On aurait dit qu’il le faisait pour le plaisir. Mes enfants ont raté leur cours. Je suis rentrée en larmes. J’avais une telle rage que j’ai pensé me faire exploser. Une semaine plus tard, mon aîné de huit ans a été renversé par une voiture, je l’ai emmené aux urgences à Jérusalem. Il a été pris en charge par un médecin israélien. J’ai été très surprise par l’attitude du médecin, il traitait mon fils avec une douceur, comme s’il avait été son père, mieux, comme s’il avait été sa mère. Quand il a enlevé son masque chirurgical, je me suis rendu compte que c’était le soldat qui m’avait frappée. Je lui ai demandé s’il se souvenait de moi, de mes enfants, du coup de pied. Il m’a répondu avec un grand sourire :

– Parfaitement, c’était bien moi, mais je n’ai rien à voir avec ce soldat.

J’ai demandé à Amal d’écrire la scène, sachant que celle-ci n’aurait d’intérêt que si elle se mettait dans la tête du médecin soldat :

Le lendemain, elle est arrivée à l’atelier les yeux cernés :

– Je n’ai pas dormi de la nuit. Pour la première fois de ma vie, j’ai essayé de me mettre dans la tête de l’autre, d’un Israélien, d’un Juif. Je n’ai jamais pensé à ça. J’y suis presque arrivée. Mais c’est vertigineux… Vous ne pouvez pas imaginer… C’est dangereux ce que vous faites… Faut que j’arrête…. C’est dangereux….

Elle a quitté l’atelier.

J’emprunte tous les jours le Chekpoint de Qalandiya pour sortir de Ramallah. Le couloir est haut de 2m 20, large de 80 cm. Au bout et après le tourniquet, il y a un deuxième sas où l’attente peut durer encagés ainsi. Les gens ne se parlent pas. Ils regardent le clignotant vert qui annonce que le tourniquet est libre. On passe trois par trois. Puis le tourniquet se bloque automatiquement. Il faut tout enlever, car les détecteurs sont très sensibles.

Derrière des vitres blindées, des soldats, souvent très jeunes, dévisagent les gens. Il faut coller son passeport contre la vitre, retenir son souffle et attendre, tout dépend, de leur humeur, ou de votre tête. En empruntant ce corridor, je me suis rendu compte en regardant le ciel que j’avais au dessus de ma tête des haies de barbelés. Le check point est un univers déshumanisé en soi. Il y a le mur, les miradors, les soldats, les meurtrières, les caméras partout. Je me suis demandé alors quelle était la vraie intention de l’architecte qui a mis des barbelés au dessus de nos têtes : voulait-il nous barrer la route du ciel, ou nous dire simplement qu’on ne sortira jamais par le haut de ce conflit de fous ?

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Lundi 1er juin

Nuit d’été à Jérusalem dont la lumière n’a pas d’équivalent ailleurs. La cour du théâtre se remplit petit à petit. Les amis venus de France et de Suisse sont là. Elisabeth Chailloux, Dominique Rocher, la costumière, Nabil Boutros, traducteur et photographe. Hervé Loichemol arrive direct de l’aéroport. Amer Khalil a mis un costume, il pose pour la presse. Il est en nage. Dans un coin, Adel Hakim qui a décidé de se mettre à fumer, a acheté son premier paquet de cigarettes qu’il est en train de finir.

Il y a beaucoup de monde. Nous avons un peu la trouille. Les gars de la sécurité habillés en tee-shirts noirs roulent des mécaniques devant la porte du théâtre. Une membre du Conseil d’administration du théâtre me glisse à l’oreille : « Je vous ai prévenu, c’est trop long. Les gens vont partir au bout d’une heure ». Sur scène les comédiens dansent. Je reste un moment dans les loges avec Dominique Rocher, notre costumière. Elle leur demande de ne pas mettre trop de blanc sur le visage et chacun tend son visage pour qu’elle le maquille. On ouvre les portes. C’est la ruée. Il y a du monde partout, sur les marches, en haut, en bord de scène. Une dame confie son bébé à Georgina, l’assistante du metteur en scène qui a en charge la régie. Le Consul de France arrive sous bonne escorte, il cherche la rangée réservée aux invités, mais tout a été pris d’assaut.

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Je m’installe derrière le mac. Ce soir, je suis chargé du surtitrage du spectacle. Adel reste debout, il surveille la musique. Le spectacle commence dans un grand silence. Beaucoup ont sorti leurs tablettes pour filmer mais durant toute la première partie personne ne bouge. Un miracle. Après une heure quarante cinq, c’est l’entracte. La cour n’est plus qu’un nuage de fumée. On fume beaucoup dans ce pays. Je laisse ma place à Nabil Boutros, formidable compagnon de route, capable de résoudre tous nos ennuis techniques.

Contrairement à tout ce qu’on a entendu, les gens sont restés. La troisième partie commence. Arrive la scène de la fouille où le soldat Dov oblige Yasmine à se déshabiller. La musique d’Orange mécanique est à fond. Yasmine est derrière un paravent, en ombre chinoise, on devine juste les contours de son corps. Sous la menace, elle enlève le soutien gorge puis le slip. On entend soudain un siège claquer, une dame quitte sa place et claque la porte du théâtre. Je la rejoins. Elle est dans la cour du théâtre. Il est 21H 45. Il fait chaud. La dame est en larmes. Je lui demande ce qui s’est passé :

– Je suis désolée, monsieur, contrairement à ce que vous pouvez croire, elle montre son voile, je suis une femme ouverte, tolérante, je suis très tolérante. J’ai suivi toute la pièce, j’ai tout accepté les malheurs des Juifs, le récit des camps de concentration, le drapeau d’Israël qui flotte sur la scène du Théâtre National Palestinien, les propos grivois d’Aaron sur sa nièce, la danse des filles, mais qu’est-ce qui vous a pris, elles étaient presque nues sous leur robes rouges, mais la scène de la fouille, là, je ne peux pas. Et vous savez pourquoi je pleure, j’ai demandé à mon mari et à mes deux fils de sortir avec moi… Ils ont refusé… Vous vous rendez compte… Ils ont préféré le théâtre…. Je suis obligée de les attendre, car ils ont les clés de la voiture…

Elle s’arrête soudain. Elle regarde autour, puis me demande :

– Je suis la seule à être sortie ?

– Je crois que oui.

– Mon Dieu, mais toutes ces femmes voilées qui étaient dans le théâtre, vous croyez qu’aucune n’a le sens de la pudeur… Aucune ne craint Dieu ?

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

A 22 heures, on envoie la musique. Les morts reviennent sur scène. Le public est en transe. Adel est en larmes. Les comédiens semblent sonnés, comme ivres. Ils n’arrivent pas à croire que tout le monde soit resté tout ce temps là pour les voir. Hussam, qui joue le rôle d’ Aaron, sort de scène. Il est très ému. Il confie ses premières impressions à l’équipe de France Inter :

– Oui, cela a été un grand défi pour moi car je dois justifier les actions de mon personnage «Aaron» à travers mon interprétation. C’est aussi un défi vis à vis du public palestinien qui souvent a aussi du mal à considérer que les Juifs sont aussi des êtres humains.

 

Mercredi 3 juin

Voilà c’est fini. Mission accomplie. Nous avons débarqué ici, a Jérusalem, Adel Hakim et moi, en février pour lancer la création de «Des roses et du Jasmin» au théâtre Hakawati. Un pari dingue, car le Théâtre National Palestinien était presque à l’abandon. Pas un sou, pas un spectacle depuis des années. Trois mois de boulot, de controverses. De passions et de désespoir aussi. Comment construire un cadre de travail pour des comédiens qui ne savent plus ce qu’est un travail de troupe depuis des années. Hier, la salle pour la troisième fois, était bondée. Beaucoup de jeunes, beaucoup de gens venus de l’Ouest.

Durant trois heures, la pièce d’Adel déroule, avec un souffle épique, les destins fracassés de familles juives et palestiniennes mélangées, par l’amour et par la haine. On voit défiler l’histoire, 45, puis 48, la création de l’Etat d’Israël, la Nakba et l’exil des Palestiniens, la guerre de 67 et l’annexion des territoires jusqu’à la première intifada. Au bout de la troisième soirée, le public a rangé ses tablettes. Plus personne ne bouge, ce qui est un miracle. On va finir par se croire à la Colline dit Adel. Sur scène, les comédiens se donnent à fond, remarquables, Shaden, Amira, Lama, Faten, Houssam, Kamel, Daoud, Samy et Alla. Au bout de trois heures, on sort sonnés. A la fin, de la représentation, la salle est debout. J’ai passé la soirée à la régie pour le surtitrage. L’impression d’avoir une soufflerie dans la tête. Dehors, il fait d’un coup froid. Le public reste dans la cour. Ramzi, notre régisseur, réchauffe de grandes marmites de riz dans le studio de danse. Une dame, Juive, venue de l’Ouest, vient vers moi, et m’aborde comme on s’aborde très souvent dans ce pays :

– Tu es d’où ?

– D’Algérie et vous ?

– Je suis d’Alger, pas de Bab al Oued, de Kouba, Monsieur…. J’ai beaucoup aimé la première partie, mais la fin est très noire, dommage.

– Mais madame, ce n’est pas la fin qui est noire, c’est la réalité qui l’est.

– Je sais, mais ce n’est pas une raison. Ce n’est pas parce que la réalité est désespérante que vous êtes obligés de nous désespérer.

– C’est vrai, mais la situation est désespérante dans ce pays

– Vous savez, ouvrir une petite lucarne au théâtre, allumer une petite bougie dans le noir, ça n’a jamais tué personne. Je sais que ce que vous avez vu vous désespère, mais n’oubliez pas ce que disait Rabi Nahman de Bratslav : « Il est interdit de désespérer ».

Des roses et du jasmin / © Nabil Boutros

 

Dans la cour, des jeunes assis par terre, sortent une guitare et chantent la chanson du spectacle «Everybody Knows» de Leonard Cohen:

«Everybody knows that the dice are loaded

Everybody rolls with their fingers crossed

Everybody knows that the war is over

Everybody knows the good guys lost

Everybody knows the fight was fixed

The poor stay poor, the rich get rich

That’s how it goes

Everybody knows».

 

Infos pratiques : Des roses et du jasmin, du 20 janvier au 5 février au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Plus d’informations sur www.theatre-quartiers-ivry.com