Balades
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Rousseau, le premier des écrivains marcheurs ?

Rimbaud et Aragon, Colette et Beauvoir, Jacques Lacarrière, François Maspero et Sylvain Tesson… On ne compte plus les écrivains pour qui la marche est une source d’inspiration. Mais, si thème littéraire a le vent en poupe, combien de lecteurs des récits de randonnée sur les « chemins noirs » ou les sentiers de Compostelle savent que ce style d'écriture est né en banlieue parisienne sous la plume de Jean-Jacques Rousseau ?

Les Rêveries du promeneur solitaire est le dernier livre de Jean-Jacques Rousseau. Sa publication sera d’ailleurs posthume. Lorsqu’il l’écrit, Rousseau est à la fin de sa vie et il le sait. Il s’est réfugié chez un protecteur, dans l’actuel Val-d’Oise, pour échapper aux nombreux ennemis qui, à Paris, veulent régler leurs comptes avec lui. Dans sa retraite campagnarde, il est seul, amer, et cet exil intérieur nourrit une paranoïa aiguë. Épuisé par des décennies de batailles littéraires, politiques et intellectuelles, lui qui fut le penseur le plus lu, commenté, admiré et critiqué en Europe rêve désormais d’être oublié. Alors, chaque jour, il marche en forêt, une plume à la main. Il écrit sur des cartes à jouer, des bouts de papier, tout ce qui lui tombe sous la main. Il note ce qui lui vient à l’esprit, ses promenades faisant remonter ses souvenirs à la surface.

Le ton de ces Rêveries est souvent nostalgique. Sa première promenade commence ainsi : « Me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frère de prochain, d’ami, de société que moi-même. […] J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. » Il écrit aussi : « Je m’attends à voir mes rêveries devenir de plus en plus froides chaque jour à mesure que je m’approche de la fin de ma vie… » On le voit, le ton est âpre. Surtout, Rousseau cherche l’honnêteté. « Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle. » Et il écrit encore : « Ma vie entière n’a été qu’une longue rêverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour… »

Depuis son plus jeune âge, Rousseau était un promeneur invétéré et il avait l’habitude de penser en marchant ; il aimait noter immédiatement ses pensées sur des carnets, avant de les retravailler une fois rentré à son bureau. Chez Rousseau, la promenade est une image de la liberté – le promeneur est seul, dans la nature, lui-même, « nu », loin de la société et de ses artifices ; elle est aussi une manière d’écrire. Les Rêveries sont une longue contemplation, une réflexion sur soi-même et une exaltation du sentiment d’exister. Jean-Jacques Rousseau note l’importance d’être plongé dans une nature pure pour faire émerger des pensées purgées de la méchanceté de ses contemporains. Il souligne aussi l’importance du balancement du corps : c’est le mouvement que procure la marche qui fait naître les idées, les fait émerger, crée les fulgurances et nourrit le style.

Pour écrire, Rousseau recherche l’état d’exaltation que provoque la marche, que crée la dynamique du corps. Il avait essayé quelques années auparavant, quand il habitait en lisière de la forêt de Montmorency, de se fabriquer une espèce de pupitre portatif, pour prendre des notes directement lors de ses balades en forêt. L’objet attaché à son cou par une sangle s’est révélé assez peu pratique et il en a abandonné l’idée ; mais son intention était là, il voulait écrire en marchant, écrire directement dans la nature qui l’inspire. Ne pas perdre l’énergie, l’inspiration venue lors de ses marches… Être au plus près du moment où vient l’idée, pour être le plus précis et le plus honnête possible.

Avec Rousseau, la marche n’est désormais plus seulement une façon de se déplacer. Marcher, c’est être face à soi-même, face au monde, dans une nature bienveillante, et qu’il adorait – Rousseau était aussi un botaniste appliqué. Avec lui, la marche devient un plaisir, une technique littéraire. Il fait entrer la marche dans l’histoire des lettres contemporaines, d’où elle ne sortira plus. À ce titre, Rousseau pourrait mériter le qualificatif de premier des écrivains marcheurs.